Soins palliatifs et gériatrie Ce n’est pas parce qu’on a un pied dans la tombe qu’il faut se presser d’y mettre l’autre

50 | (actualisé le ) par Michel

GENERALITES

Pourquoi un texte consacré aux soins palliatifs et à la gériatrie ? Simplement parce que dans notre imaginaire le malade de soins palliatifs demeure un sujet relativement jeune, atteint d’un cancer et en proie à des symptômes très difficiles ; or cette image est fausse, et la plupart des malades de soins palliatifs sont dans le champ de la gériatrie.

Il est intéressant de réfléchir à ce que c’est qu’un vieux. Et il y a une sorte d’âge légal, car c’est à 60 ans qu’on est éligible à l’APA [1]. Mais à cette définition plus personne ne croit : elle ne correspond à aucune réalité ; et il serait vain de vouloir améliorer la définition en changeant l’âge de référence, par exemple en le passant à 65 ans. Ce qui ne va pas en effet, c’est l’idée de définir la vieillesse en référence à l’âge : mon âge est le temps qui me sépare de ma naissance ; or un vieux n’est pas un sujet qui est loin de sa naissance mais un sujet qui est près de sa mort. Une voiture qui a été construite voici longtemps est une voiture ancienne ; une vieille voiture est une voiture qui va tomber en panne. On serait bien en peine, naturellement, de recenser les citoyens à qui il reste trois ans à vivre, mais ce serait probablement la définition la plus pertinente, et on s’en approcherait sans doute en disant qu’on est vieux quand on a dépassé l’âge moyen de décès de sa génération. Ce qui est évident en tout cas c’est que la personne âgée se définit en relation à sa fin et de ce point de vue la gériatrie, à défaut d’être une médecine de la fin de vie, est tout de même une médecine de la fin de la vie.

Si donc la gériatrie est les soins palliatifs ont des choses à se dire, c’est d’abord parce que la vieillesse ne se peut définir que relativement à la mort. C’est aussi parce que les problématiques sont les mêmes : en gériatrie comme en soins palliatifs les questions qui se posent sont celles du juste soin, et de la manière de se tenir sur cet étroit sentier qui sépare l’acharnement de l’indolence thérapeutiques. C’est enfin parce que si la vieillesse n’est pas une maladie c’est tout de même un sérieux facteur de risque, et que c’est chez le sujet âgé que la mort est la plus fréquente...

LES VIEILLES PERSONNES ET LA DÉCISION DE VIE

Quiconque veut s’occuper d’une personne âgée doit d’abord se poser la question de son désir. Elle, que veut-elle ?

Car si nous feignons de ne pas voir que la vieillesse est affrontement à la mort, le vieillard, lui, le sait. Et si, sotto voce, toute maladie m’interroge sur ma finitude, si devant n’importe quel symptôme la seule question qui vaille est de savoir si et en quoi il prophétise ma mort à venir, c’est au grand jour que la question se pose pour lui. Allons plus loin : il est bien peu de grands vieillards qui ne répètent à chaque visite : « Mais quand donc vais-je mourir ? ». On ne les prend pas au sérieux, on a grand tort : ces vieillards-là sont réellement

chargés d’ans et rassasiés de jours

et c’est sincèrement, lucidement, avidement qu’ils appellent la mort.

Et nous nous efforçons bien piteusement de nous défendre contre cette évidence en appelant à la rescousse ces rares exemples de personnes âgées terrorisées à l’idée de mourir, ou en faisant remarquer qu’il suffit de voir leur panique à la moindre toux ou la moindre douleur. Comme si cela suffisait, comme si cela prouvait quoi que ce soit, comme s’il était incompréhensible qu’on ait à la fois envie de sauter en parachute et peur de le faire.

La même question se pose en ce qui concerne les demandes formelles d’euthanasie qui sont posées par les personnes âgées avec une fréquence non négligeable. Ici aussi on a bien tort de ne pas les prendre au sérieux, et de n’y voir qu’une sorte de radotage plus ou moins destiné à attirer l’attention. Cette manière de minimiser le problème n’est que l’accentuation de cette attitude, fort répandue dans le milieu des soins palliatifs, par laquelle on va répétant que les demandes d’euthanasie sont de fausses demandes, qui correspondent tantôt à des inconforts mal gérés tantôt à des appels à l’aide, et que par conséquent il importe de ne pas prendre ces demandes au premier degré mais bien plutôt d’écouter le malade. Et assurément on a raison de penser cela, car la plupart des demandes d’euthanasie sont de cette nature ; mais il faut admettre qu’il y a aussi des demandes qui résistent, des demandes qui sont posées sur autre chose, des demandes recevables [2], et que s’il faut écouter le malade il arrive malheureusement que le projet se résume à l’écouter jusqu’à ce qu’il nous ait dit ce que nous voulions entendre.

Allons plus loin, et osons cette ultime provocation : ce malade a été victime d’une pathologie aiguë, grave, certes, mais curable, à preuve qu’un peu d’acharnement thérapeutique a permis d’obtenir sa guérison. Voici qui valide l’ensemble de la démarche, et conforte l’équipe dans la justesse de sa stratégie. Mais voilà : ce malade clamait sa lassitude de la vie. Qui dira jamais si cette pathologie dont il a réchappé n’était pas pour lui « une bonne occasion de mourir », dont il aura été intempestivement frustré ? Et comment l’équipe pourra-t-elle justifier son attitude ? Il est à craindre qu’elle ne le puisse qu’en invoquant son devoir envers le caractère sacré de la vie, renvoyant ainsi à des conceptions éthiques qui deviennent de plus en plus difficiles à défendre.

En réalité, face à cette vieille dame qui présente une pneumopathie parfaitement curable, la question que nous devons nous poser est celle-ci : que veut-elle ?

Car si elle a décidé que cette maladie serait la dernière, si elle a décidé qu’elle abandonnait le combat, si elle a décidé qu’elle en profiterait pour mourir, alors tous les médecins du monde n’y pourront rien, et la dame mourra. Comment elle s’y prendra, de quelle escarre, de quelle infection urinaire, de quelle embolie, peu importe : elle habillera ses lèvres d’un sourire, elle s’arrêtera de manger et les seules questions seront celle du temps qu’elle y mettra et de la somme de souffrances que nous saurons lui imposer.

Cela ne veut nullement dire que le soignant ait une sorte de droit à l’indifférence. Car s’il ne peut accepter le désir de mort de son malade, c’est parce que jamais il ne peut partager sa conviction qu’il n’est plus bon qu’à mourir. Face à ces demandes de mort, face à ces refus de lutter, le soignant est donc tenu d’adopter une attitude très précise : soit le malade veut abandonner. Mais est-ce la fin ?
- Il doit d’abord vérifier, comme dans toute situation de soins palliatifs, qu’il n’y a pas un inconfort méconnu.
- Il doit ensuite vérifier que l’asthénie, si fréquente dans ces situations, n’est pas aisément réversible (insuffisance cardiaque, médicaments, déshydratation, anémie, syndrome inflammatoire, dysthyroïdie, hyperparathyroïdisme, voire simple désadaptation à l’effort...).
- Plus précisément il doit faire le point des facteurs de dépendance et se demander comment il peut en réduire l’impact. Par exemple l’incontinence est un facteur majeur de désespérance chez le sujet âgé, alors qu’elle est curable dans 50% des cas. Et on ne parlera pas des déficits sensoriels.
- Il doit traiter de principe une dépression. Et il importerait de réévaluer le rapport bénéfice/risque des tricycliques. Rappelons ici que le syndrome de glissement, si fréquemment évoqué à tort, est une pathologie gravissime (et heureusement assez rare), qui consiste dans la survenue, à distance d’un épisode somatique aigu dont le malade a guéri, d’un état de prostration avec anorexie, fécalome et rétention d’urine ; il évolue en général d’un seul tenant, avec une mortalité proche de 100%, le seul traitement ayant fait la preuve de son efficacité étant la sismothérapie, avec 50% de survie (mais des rechutes fréquentes).
- Et surtout il doit plaider. En toute hypothèse le soignant est clairement positionné « du côté de la vie », et son rôle est d’aider à faire pencher la balance. Quand il n’y parvient pas, alors il ne lui reste plus qu’à consentir au désir du patient, en se rappelant que consentir n’est pas approuver.

LA PRISE EN CHARGE SOMATIQUE

La première chose à faire est donc de garder à l’esprit les enjeux de la maladie au grand âge. Mais une fois qu’on l’a fait, il reste des malades atteints « d’une maladie grave, évolutive ou terminale », pour lesquels il convient de « soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle ».

Ces malades sont atteints de plusieurs types de pathologie :

Les cancers :

On ne fera que rappeler ici quelques évidences :
- La majorité des cancers surviennent entre 65 et 85 ans.
- Par contre les personnes très âgées sont peu sujettes aux composantes héréditaires de la pathogénèse du cancer.
- Cependant si on trouve peu de cancers au grand âge, c’est aussi parce qu’on renonce à se donner les moyens de les chercher.
- L’évolutivité d’un cancer donné ne dépend pas de son âge de survenue.
- Par contre l’âge influence le type de cancer qui survient : l’incidence du cancer de la prostate augmente avec l’âge.

Les pathologies non cancéreuses :

L’insuffisance cardiaque constitue 20% des situations de soins palliatifs. Ce chiffre est à rapprocher du fait que 50% des personnes âgées ont une baisse pathologique de la performance cardiaque.

Mais il faut aussi considérer l’insuffisance respiratoire, et l’insuffisance rénale.

Ces pathologies ont en commun d’être source de douleurs, de dyspnée, d’asthénie, d’anxiété et de dépression.

La démence :

Le problème de la démence sera repris un peu plus loin. Mais dès à présent il faut envisager quelques points.
- La maladie d’Alzheimer engendre peu de troubles neurologiques ; en particulier il n’y a pas de raison précise pour qu’un malade d’Alzheimer devienne grabataire. S’il le devient c’est le plus souvent au décours d’un épisode aigu pour lequel il n’a pas été suffisamment rééduqué ; la majorité des grabatisations chez le dément sont évitables.
- La principale difficulté chez ce type de malade est évidemment diagnostique, parce que l’interrogatoire n’est pas fiable, parce que l’examen est souvent difficile ; parce que la compliance aux examens paracliniques n’est pas toujours bonne.
- Mais l’essentiel de la difficulté est probablement l’évaluation du rapport bénéfice/risque, en sachant que cette évaluation pose souvent des problèmes éthiques insolubles.

PROBLÈMES DE DIAGNOSTIC :

La prise en charge des personnes âgées en fin de vie, une fois envisagées l’ensemble des questions que l’on vient d’évoquer, pose encore des problèmes spécifiques. Mais ce ne sont pas nécessairement ceux qu’on croit.

Car le cancer du poumon est le même à 50 et à 85 ans. Le diagnostic est le même, et le traitement aussi : après tout, chez l’un comme chez l’autre on fera une échographie cardiaque avant la chirurgie, la seule différence est qu’elle sera rarement aussi bonne chez le second que chez le premier, ce qui aura des conséquences sur la décision thérapeutique ; mais le raisonnement, lui, n’a rien de spécifique. Le chiffre qui dira si on peut opérer n’est pas celui de l’âge mais celui de la fraction d’éjection.

Mais en situation palliative il y a d’autres dangers à considérer. Le plus important est sans doute l’erreur de diagnostic liée à une erreur de pronostic. Car la tendance naturelle sera certainement, chez un malade en fin de vie, de consentir plus aisément au décès de l’octogénaire qu’à celui de la jeune maman. C’est légitime, mais il y a quelques conditions à poser. Notamment il faut interroger cette position par laquelle on limite les démarches diagnostiques « pour ne pas importuner inutilement le malade », sans peut-être voir suffisamment que la mort est aussi un événement très importun.

Le cancer ne protège contre aucune autre maladie.

La douleur :

- Cela signifie que dans le cancer de la prostate, les douleurs les plus fréquentes au niveau du squelette sont la coxarthrose, la chondrocalcinose, le tassement vertébral ostéoporotique et les tendinites.
- Dans le cancer du rectum la première cause de douleurs abdominales intenses est le fécalome.
- Ce n’est qu’après une démarche diagnostique rigoureuse que chez le malade qui « a mal partout » on peut invoquer les « douleurs totales ». Si on s’astreint à un examen précis, alors on pourra souvent constater que la douleur est en réalité cantonnée à quelques points précis qu’on peut soigner ; ailleurs on ne trouvera aucun point précis et il sera probable que le malade nous parle là d’autre chose ; il faut au demeurant se souvenir que la « douleur totale » comporte une large composante psychique et qu’elle ne relève donc que partiellement des antalgiques.
- Ou encore il y a ce malade qui a « mal à la mobilisation » ; Mais on n’a pas mal à la mobilisation : on a mal quelque part pendant une mobilisation, et si on ne cherche pas à comprendre pourquoi on a peu de chance de soulager le patient ; d’ailleurs le plus important peut-être est le diagnostic par excès. Parce que la hantise est de passer à côté d’une douleur on tend à baisser la garde du raisonnement : dès que le malade grimace, il a mal. Or le malade qui grimace à la mobilisation est en général un malade qu’on dérange. Et cela a des conséquences, non seulement parce que la règle du double effet n’autorise pas tout, mais aussi parce qu’il n’y a pas que la douleur qui fasse souffrir, et qu’à voir une douleur là où il n’y en a pas on risque de méconnaître un autre inconfort.

La dyspnée :

Dans le cancer du poumon, les principales causes de dyspnée sont :
- La décompensation cardiaque.
- La pneumopathie.
- L’anémie.
- L’embolie pulmonaire.

Les nausées et vomissements :

Dans le cancer du côlon, les principales causes de vomissements sont :
- Le fécalome.
- Les médicaments.
- L’infection urinaire.
- La pneumopathie.
- L’infarctus du myocarde.
- L’hyponatrémie.

Les troubles psychiques :

Dans les tumeurs cérébrales, les principales causes de troubles psychiques sont :
- La démence.
- Les médicaments.
- La déshydratation.
- La pneumopathie.
- L’hypercalcémie.
- Le fécalome.
- La rétention urinaire.

On n’en finirait pas avec une telle énumération. Elle n’a pas d’autre ambition que de plaider pour que les soignants restent exigeants quant à leurs diagnostics. La lutte contre l’acharnement thérapeutique n’autorise aucun laxisme

PROBLÈMES DE TRAITEMENT :

Il serait illusoire de vouloir être exhaustif, et ce n’est pas le but. Bornons-nous simplement à illustrer les spécificités de la pratique gériatrique par une réflexion sur la morphine.

Avant la morphine :

Il est usuel de dire que la morphine est un produit anodin. C’est faux. La morphine est un médicament sûr et fiable, à la condition toutefois qu’on sache l’utiliser. Et même s’il n’existe pas de situation où elle soit formellement contre-indiquée (la seule réserve concerne l’association aux IMAO), il y en a qui demandent d’être plus vigilants que de coutume, surtout en gériatrie.

Avant de prescrire la morphine il est donc recommandé de se poser six questions, qu’on peut relier à l’acronyme FRAPPE.
- Foie : quelle est la fonction hépatique ? Y a-t-il une cirrhose, des métastases ? Si oui il est prudent de demander un simple INR.
- Rein : quelle est la fonction rénale ? Si on ne se pose pas la question on risque des surdosages inattendus. Rappelons que la créatininémie ne suffit pas, surtout chez les sujets amaigris par le cancer. Rappelons aussi que la formule de Cockroft doit être utilisée avec distance chez le sujet très âgé, faute de quoi on conclurait vite que tout nonagénaire est bon pour la dialyse.
- Albumine : l’albumine est le marqueur indispensable de l’état nutritionnel. Mais c’est aussi un outil indispensable pour évaluer la toxicité des médicaments, car toute hypo-albuminémie va augmenter la fraction libre d’un grand nombre d’entre eux.
- Poumon : la morphine n’est nullement contre-indiquée chez l’insuffisant respiratoire, mais sa prescription implique alors un peu de doigté. Les difficultés sont certes la dépression respiratoire, mais cette éventualité est rare et peu dangereuse, ne nécessitant presque jamais d’autre traitement que la patience, mais bien plus souvent l’encombrement bronchique par paralysie de l’escalator muco-ciliaire (la morphine est le meilleur sédatif de la toux).
- Psychisme : il arrive que la morphine cause des troubles à type de confusion ou d’hallucinose. Ces troubles sont plus fréquents chez le sujet prédisposé, et l’utilisation de la morphine suppose alors un choix raisonné et surtout une préparation du malade et de sa famille.
- Émonctoires : la morphine est rarement cause de rétention d’urine par action sur le sphincter, mais constamment source de constipation, on le reverra. Il faut donc s’informer des conditions préexistantes.

Start low, go slow :

La morphine est un produit fiable, à condition d’être prudent, et plus prudent qu’on ne dit. Il faut à tout âge être pragmatique.

Quant au sujet âgé, c’est une plus grande prudence encore qui est de mise, du moins en début de traitement. Quels que soient les traitements antérieurs, si on veut prescrire de la morphine il faut commencer par Skenan® 10 mg x 2, puis 10 x 3, puis 20 x 2, puis 30 x 2, puis 40 x 2. Si à cette dose on n’a pas eu d’effets secondaires, alors et alors seulement on peut s’autoriser à augmenter plus vite (et rappelons qu’il n’existe pas de dose plafond pour la morphine).

Cela prend une semaine. Il s’ensuit une conséquence importante : contrairement à ce que dit la télévision, pendant ce temps-là le malade continue d’avoir mal. Mais si on veut aller plus vite, et procéder par exemple à une titration par morphine base, alors il vaut mieux imposer le recours à la potion de St Christopher’s, et le faire en milieu hospitalier.

Il n’y a pas de dose plafond pour la morphine, mais il faut tout de même savoir que, surtout chez le sujet âgé, une dose de 100 mg x 2 est déjà une dose très inhabituelle, et que même s’il n’y a aucune limite, même si on est parfaitement fondé à augmenter bien au-delà, il vaut mieux, quand on arrive à ces posologies, faire vérifier les hypothèses diagnostiques et thérapeutiques.

Problématique du Durogésic® :

L’avènement du fentanyl a considérablement simplifié la prescription de morphiniques.

Mais il est le plus souvent très incorrect de prescrire du Durogésic® d’emblée.

La première raison est que le Durogésic® est surdosé. Le facteur de conversion est grossièrement de 2,6 : 1 µg/h de Durogésic® équivaut à 2,6 mg/j de Skenan®. Cela signifie que le patch de Durogésic® à 25 µg/h équivaut à 30 mg de Skenan® matin et soir, ce qui est trop pour une dose initiale. On ne peut commencer que par le patch à 12 µg/h, et encore.
La seconde raison est que le Durogésic® ne permet pas d’adapter les doses : passer de 25 µg/h à 50 équivaut à passer de Skenan®30 mg x 2 à Skenan® 60 x 2, ce qui est beaucoup trop rapide.
La troisième raison est que le Durogésic® ne permet en aucun cas d’adapter la dose pendant la journée. Le Durogésic® n’est donc adapté qu’au traitement des douleurs chroniques, stabilisées, régulières pendant la journée. Un malade souffrant de métastases osseuses, et qu n’a mal que lors des mouvements, sera surdosé quand il ne bouge pas et sous-dosé quand il bouge.
La quatrième raison est la cinétique du produit : le patch délivre la molécule dans la peau, où elle subit un stockage puis un relargage ; autant dire que le délai d’action après la pose d’un patch est de 10 h, mais qu’en cas de surdosage la rémanence est également de 10 h après ablation du patch.

Le Durogésic® ne peut donc être utilisé comme solution de routine, encore moins comme prescription d’emblée.

Et d’une manière générale il est dangereux de penser qu’un problème aussi compliqué que la douleur est justiciable d’un traitement aussi simple.

Les laxatifs :

La morphine engendre constamment une constipation. Tous les médecins se souviennent de l’élixir parégorique.

Cette constipation entraîne à son tour des inconforts, quand, chez le sujet âgé, elle ne déclenche pas des drames. Rappelons qu’en gériatrie le fécalome est responsable :
- 1.De fausses diarrhées.
- 2.De douleurs abdominales.
- 3.D’anorexie.
- 4.D’infections urinaires.
- 5.De rétentions d’urine.
- 6.De chutes.
- 7.D’agitation.
- 8.D’états inflammatoires.

- Tout sujet qui prend de la morphine est constipé jusqu’à preuve du contraire.
- Toute diarrhée survenant chez un patient sous morphine correspond à un fécalome jusqu’à preuve du contraire.
- Aucun antidiarrhéique n’est légitime chez le patient sous morphine, car aucun n’est aussi efficace que la morphine (l’Imodium® est un morphinique, et en cas de coprescription on peut toujours redouter une compétition au niveau des récepteurs).

L’ordonnance de morphine comporte donc toujours un laxatif (on peut même étendre cette recommandation aux médicaments de palier II).

Le laxatif adapté est celui qui marche.
- 1.La paraffine est rarement efficace.
- 2.Les laxatifs osmotiques sont le plus souvent insuffisants.
- 3.Il ne faut donc pas hésiter à utiliser les laxatifs drastiques : séné (Pursennide®), cascara (Péristaltine®), et ce à des doses quid satis : 6, 8, 10 comprimés par jour sont des prescriptions banales.
- 4.Parfois on pourra se tirer d’affaire par un chemin de traverse : effet laxatif de l’Augmentin®, ou du Coltramyl®.

Il faut veiller à un transit régulier, et exiger le plus souvent 1 selle par jour.

Quand on se trouve face à une constipation installée, il faut imposer une évacuation par lavements. Rappelons à ce sujet que le fécalome est évacué, non quand le lavement a ramené des selles, mais quand le lavement n’en ramène plus.

Le test thérapeutique :

Le test thérapeutique est une proposition banale en gériatrie. Soit par exemple un patient qui, pour une raison ou une autre, est suspect de présenter une douleur dont il ne se plaint pas. On propose alors de commencer un traitement morphinique, et d’observer si le sujet s’améliore.

Si le principe de ce test est séduisant, sa réalisation est bien plus difficile qu’on ne le croit généralement.

Le cas le plus simple est celui de ce malade, par exemple dément, qui semble crispé, gêné. On injecte un peu de morphine, et il s’endort. Ce résultat s’interprète indifféremment de deux manières :
- On peut dire que le sujet avait mal, que la morphine l’a soulagé, et qu’il s’est endormi.
- Mais on peut tout aussi bien dire qu’il n’avait pas mal, que la morphine l’a surdosé, et qu’il s’est endormi.
Et il n’existe aucun moyen de faire la différence. Le test à la morphine se révèle alors pour ce qu’il est dans de nombreuses situations : un simple démarche magique permettant à l’équipe de valider son propre présupposé.

Mais quelle importance, si à ce prix le malade est calmé ?

L’importance est double.

En premier lieu on a calmé le malade, mais en utilisant les propriétés toxiques de la morphine. Or on sait de quel prix se paient les sédations chez le sujet âgé. Certes une telle stratégie peut se concevoir au titre de la règle du double effet, mais il y faut un peu de rigueur, car la règle du double effet n’autorise pas tout ; en particulier il faut qu’il n’y ait aucun autre moyen de soulager le patient ; autant dire que l’utilisation de la règle du double effet dans le cadre d’une démarche diagnostique ne peut se concevoir que de manière totalement exceptionnelle, et sous condition de fournir rapidement des résultats clairs. Si on ne peut y parvenir, alors le problème doit se traiter comme une décision de sommeil induit, ce qui impose d’autres débats.

En second lieu, on a endormi le malade, mais s’il souffrait en réalité d’un autre inconfort que d’une douleur, on n’a utilisé que l’effet psychotrope de la morphine. Non seulement alors ce résultat pouvait être obtenu par un moyen moins toxique mais encore on s’est peut-être contenté, au lieu de soulager le malade de son symptôme, de le priver des moyens de se plaindre, laissant ainsi le problème non résolu.

Le test à la morphine reste utilisable en gériatrie. Mais il demande beaucoup de discernement, et surtout d’honnêteté intellectuelle. Ce qui est d’autant plus dommage que les situations concrètes sont le plus souvent particulièrement compliquées et indécidables.

SPIRITUALITÉ ET FIN DE VIE EN GÉRIATRIE

UNE CERTAINE CAMARADERIE :

La personne âgée entretient avec la mort des rapports dont la singularité est très déroutante pour le professionnel. Certes personne ne meurt avec plaisir ; certes on connaît des personnes âgées, voire très âgées, que la perspective de la mort affole complètement. Mais on aurait tort de laisser l’arbre cacher la forêt, et même si le moment venu les choses sont plus difficiles nombreux sont les vieillards que la mort ne prend pas au dépourvu parce qu’ils l’attendaient. Le malade jeune en fin de vie reçoit la mort par accident, par erreur, par violence. La personne âgée la reçoit parce que d’une manière ou d’une autre le temps est venu, la mort est son horizon.

Il est fréquent de constater que cette position déstabilise le soignant qui, lui, s’est vu confier plus ou moins implicitement la mission de lutter contre la mort ; il ne peut assumer cette mission que si rien ne vient en remettre en cause le caractère essentiel, ce qui revient à dire qu’il doit adhérer à cette idée pourtant absurde selon laquelle tous les humains auraient toujours et partout voulu vivre le plus longtemps possible et à n’importe quel prix.

Et quand le soignant se trouve déstabilisé, il utilise pour structurer la relation les moyens qu’il connaît.

Le premier moyen est assez simple : il est de proclamer que la vieillesse est un temps de vie, qu’il y a des projets à y faire, que d’ailleurs les personnes âgées y sont très attachées ; mais ce ne sont là que des efforts, passablement pathétiques, pour atténuer le désarroi qui nous étreint. La réalité humaine est que le vieillard est en fin de vie et le sait, et il faut toute la surdité du soignant pour ne pas entendre tous les propos par lesquels il nous le répète jour après jour.

L’autre solution est de se rappeler que la relation soignant-patient peut aisément se fonder sur une relation de savoir. Après tout si je vais voir mon médecin (ou mon garagiste) c’est parce qu’il sait des choses que je ne sais pas. Cette manière de voir est certainement regrettable, mais elle est très volontiers utilisée. De même, et de manière assurément tout aussi regrettable, la relation de savoir devient rapidement une relation de pouvoir.

Mais il est naturel (quoique critiquable) pour un adulte d’être une autorité pour un enfant ; il n’est pas très difficile (mais tout aussi critiquable) de construire un modèle d’autorité pour un membre de sa tranche d’âge ; cela reste un peu moins simple pour un sujet âgé, pour quelqu’un qui pourrait être mon père ou ma mère. C’est probablement pour supporter ce déséquilibre que la personne âgée malade est aussi constamment infantilisée : il est beaucoup plus simple d’assumer une relation père-fils qu’une relation fils-père ; mais le prix à payer pour cet aménagement est que la vieillesse est réduite à une accumulation de déficits, de renoncements, de retombées en enfance, alors qu’il s’y accomplit aussi un énorme travail.

Or l’enjeu de la fin de vie serait de pouvoir entendre ce que la vieille personne nous dit d’elle et de nous. C’est pourquoi la première chose à décider est de s’astreindre à un respect absolu de la vie de la personne âgée.

Respect sur lequel tout le monde s’accorde, bien sûr ! Mais n’est-ce pas un peu vite dit ? Si on veut être à la hauteur de cette exigence de respect, alors il faut décider de rompre avec toute compromission et toute négligence :
- L’exigence diagnostique est aussi impérieuse quel que soit l’âge du patient ; ce qui diffère c’est uniquement la nature des moyens qu’on mettra en œuvre, et en soi l’âge ne justifie aucun changement de stratégie.
- La prise de risque thérapeutique doit être considérée avec le même sérieux que chez le sujet plus jeune ; cela signifie que la règle du double effet doit être appliquée avec toutes ses exigences ; en particulier on doit s’efforcer, par la précision diagnostique, de réduire le risque thérapeutique.
- La mort de la personne âgée est un événement aussi grave que la mort d’un enfant [3].
En particulier l’inquiétude du soignant doit être la même : soit, le malade est mort, et dans sa tranche d’âge cela n’a rien de surprenant. Mais suis-je capable de dire de quoi il est mort ? Quels arguments puis-je faire valoir pour dire que les inconforts ont été réduits au mieux ?

Cette exigence éthique de qualité considérée comme la base du respect de la personne âgée n’est pas assez universellement observée pour qu’on puisse se croire dispensé de la rappeler. C’est au cœur de cette attitude de respect qu’on peut trouver le fondement d’une relation qui rompe avec l’habitude d’infantilisation de la personne.

RETOUR SUR LA NOTION DE SPIRITUALITÉ :

Mais alors, quand on s’astreint à se maintenir dans cet état de relation, on en vient à se dire que l’enjeu de la relation à la personne âgée en fin de vie est très largement spirituel.

Il est important de revenir sur cette notion de spiritualité, qui est probablement la plus difficile à définir. Il n’est que de voir la manière dont elle est traitée dans le milieu des soins palliatifs où sous couvert d’approche spirituelle on nous sert généralement un brouet où nagent, dans une soupe de psychologie, quelques morceaux de religion. Cette confusion des genres est bien difficile à éviter : le questionnement spirituel se passe dans la psyché, et les réponses les plus universelles sont celles des religions. Reste que ce questionnement a sa spécificité, sur laquelle il convient de revenir.

Face à un événement de la vie, il y a deux ordres de réactions. Il y a celles qui me viennent parce que je suis moi, et il y a celles qui me viennent parce que je suis un humain. Par exemple je dois quitter mon pays : cela me pose très distinctement deux types de question. D’abord il me faut faire le deuil de mes repères, de mes amis, de mes habitudes, et c’est là affaire de psychologie. Mais une fois que j’aurai fait cela il me restera à m’affronter au fait que je suis limité, et que parmi ces limites il y a que quand je suis ici je ne suis pas ailleurs ; cette question, qui se pose à tout humain, est caractéristique des questions spirituelles ; elle présente des composantes psychologiques, et les religions y donnent des réponses dignes d’intérêt, mais cela ne retire rien à sa spécificité.

Ou encore le deuil est l’occasion, on le sait, d’un chagrin. Le chagrin du deuil est une épreuve qu’il s’agit avant tout de vivre, de traverser, et cette traversée suppose du temps, un temps dont nul ne peut faire l’économie. Cependant il y a une autre lecture possible de ce chagrin, et cette lecture est spirituelle : c’est que le chagrin du deuil est une offrande, un sacrifice : le chagrin du deuil est le prix que je consens à payer à l’être cher pour m’autoriser à être de nouveau heureux alors que j’avais dit que sans lui cela m’était définitivement impossible. Au plan psychologique le chagrin est un mal inévitable, au plan spirituel c’est un mal indispensable. Et cette différence interroge le statut même du temps : le temps psychique est un contenant, c’est l’indispensable lieu du cheminement ; le temps spirituel est la matière même de ce qui se passe.

Il est possible de percevoir cette spécificité à partir de quelques expériences banales.

Les questionnements des enfants sont des questionnements spirituels. Ainsi en va-t-il l’enfant qui s’enferme dans la suite indéfinie des questions : ce qu’il est en train d’expérimenter, c’est qu’il n’existe pas de réponse définitive, c’est que derrière une question il y a toujours une autre question, et que celle suite n’a pas de fin ; et on sent très vite que si on le laissait dérouler la suite de ses questions l’enfant en viendrait inéluctablement à poser la question qui résume toute la métaphysique : Et pourquoi donc y a-t-il le réel, alors qu’il pourrait tout aussi bien ne rien y avoir du tout ?

Il existe des sentiments qui sont des expériences spirituelles :
- L’ennui est le sentiment par lequel je prends conscience du temps qui s’écoule et de ma place dans cet écoulement.
- L’agacement est le sentiment par lequel je suis averti que quelque chose m’échappe, soit parce que je ne le comprends pas soit parce que la liberté de l’autre me dérange.
- La répugnance est le sentiment par lequel je prends conscience de ma limite physique : le répugnant c’est ce dont je ne puis accepter qu’il pénètre dans mon corps alors même que d’une énigmatique manière il a partie liée avec lui.
- Et sans doute faut-il y ajouter l’étonnement.

Le malade en fin de vie est soumis notamment à la dynamique bien mise en évidence par E. Kübler-Ross, et cela relève de la psychologie. Mais cela ne résume pas le travail qu’il est convié à faire sur lui-même : la crise psychologique se double d’une crise spirituelle.

Toute crise est toujours engendrée par la nécessité d’un changement d’état : le terme grec Krisis désigne la décision du tribunal : après elle il faut que les choses se modifient.

Quelle que soit son issue la maladie est toujours une période de crise : cela est évident si l’issue est la mort. Mais il en va naturellement de même si la guérison ou la stabilisation ne sont obtenues qu’au prix d’une diminution ou d’une modification des conditions de vie du sujet, à qui il est ainsi imposé de devenir autre. Et même si la guérison est obtenue avec une restitutio ad integrum il n’en demeure pas moins que le sujet aura vécu une expérience particulière, qu’il aura touché du doigt la fragilité de la condition humaine, qu’il aura passé un temps de relative incapacité, mais aussi qu’il aura vécu un certain nombre d’expériences positives qu’il devra intégrer à sa vie ultérieure. Toute maladie déclenche donc, même a minima, un processus de transformation. Même guéri il ne sera plus comme avant.

La crise évolue donc en trois phases, même si, tout comme dans l’affaire des « stades du mourir », il n’est nullement certain que tous les malades puissent ou veuillent parcourir l’intégralité du chemin ; la seule certitude est qu’ils le doivent.

Dans un premier temps le sujet va se fixer comme objectif de revenir à l’état antérieur : la restitutio ad integrum n’est complète que si le corps est totalement et parfaitement cicatrisé mais également si le sujet peut faire comme s’il n’avait jamais été malade, c’est-à-dire s’il peut occulter le temps de la maladie. Redisons-le ici : cette réaction a beau être d’ordre psychologique, elle est d’abord un processus spirituel : on pourrait dire qu’il est indispensable, au début d’une maladie, de tout mettre en œuvre pour revenir à l’état antérieur : un malade qui ne veut pas guérir perd toute capacité à vivre.

Dans un second temps, le malade va comprendre que le retour à l’état antérieur n’aura pas lieu, et que les repères existentiels qui étaient les siens ne sont plus adaptés à son actuelle condition. Il va donc nécessairement se trouver dans une situation de dénuement absolu, ce qui implique un passage marqué à la fois par la dépression et la révolte. Cette tourmente est inévitable, mais également nécessaire : sans elle le sujet ne peut se dessaisir de son mode de fonctionnement précédent. Phase bénéfique mais périlleuse : il est possible de s’en dispenser par le suicide, quelle que soit sa forme, ou par l’installation dans la maladie comme état définitif. Ici la dépression ne relève pas d’un traitement médicamenteux ; au vrai elle ne doit pas être traitée, sauf si elle prend des proportions telles que le sujet s’y fourvoie. Ici encore il faut noter que le mécanisme de dépression-révolte se nourrit nécessairement de la colère décrite par Kübler-Ross, même si elle procède d’un mécanisme différent.

Ce n’est qu’au terme de cette traversée que le malade, peut-être, pourra essayer de reconstruire sa personnalité en intégrant l’expérience qu’il vient de traverser, et dont la crise elle-même est autant l’instrument que le thème. Et cette reconstruction n’est possible que si l’effondrement a été complet ; et l’effondrement ne peut être complet que si tout a été mis en œuvre pour l’éviter.

Cette crise spirituelle telle qu’on vient de la décrire brièvement est une banalité : toute crise procède de la même dynamique. Il en va de même dans le monde de l’économie ou de la politique : d’abord les acteurs se crispent sur leurs acquis, puis la marmite explose, après quoi il faut reconstruire. Ou encore l’adolescent traverse une période où les modalités fonctionnelles de son enfance doivent être abandonnées sans que soient disponibles les aptitudes de l’âge d’homme. C’est précisément le caractère universel du mécanisme qui le rend non entièrement réductible à un banal problème de psychologie : ce qui est en jeu est certes l’équilibre psychique d’un individu, mais c’est aussi la trame de toute la condition humaine.

LEÇON DE MORT, LEÇON DE VIE :

Cette dimension spirituelle de la fin de vie n’est nulle part plus prégnante que chez le dément.

Pourquoi le dément passe-t-il si longtemps inaperçu ? Car le fait demeure que pendant longtemps ils vivent aussi normalement que nous, alors que les troubles sont déjà là, et bien là. Cela m’enseigne que contrairement à ce que je me plais à me figurer je me sers bien peu dans la vie de tous les jours de mes fonctions cognitives, à preuve que ce malade qui n’a plus que ses automatismes s’en sort à peu près aussi bien que moi ; ainsi les chats décérébrés de Sherrington arrivaient-ils à marcher de manière somme toute assez convaincante.

Cela pourrait bien nous dévoiler que le dément n’est pas ce que nous croyons.

Partons d’une expérience que nous connaissons tous. Celle de ces réunions où on s’ennuie. Tout à coup nous nous secouons, comme si nous nous réveillions : « Qu’est-ce que je fais là ? ». Cet instant dure une fraction de seconde, mais cette fraction de seconde est celle de la prise de conscience, moment pendant lequel, fugitivement, le monde nous paraît infiniment plus dense, plus réel, plus présent que d’habitude. Puis tout revient à l’ordinaire, je note simplement que tous les mystiques nous parlent d’exercices destinés, justement, à prolonger cet état jusqu’à en faire l’état de conscience permanent.

Que s’est-il passé ? Ceci simplement : nous étions en pilotage automatique, perdus dans nos pensées, et tout à coup nous avons cessé de penser pour voir le monde tel qu’il est.

L’homme est un être pensant. Je vois quelque chose, et à peine l’ai-je vu que je cesse de le voir pour me mettre à le penser (il y a même une sorte d’écho qui fait que non seulement je le pense mais encore je pense que je le pense). La pensée est le mode habituel de perception de l’homme. Cela présente de gros avantages : le plus important est sans doute que je peux anticiper mes actions en réalisant mes gestes en pensée avant de les réaliser en acte. Penser, c’est créer un monde intérieur qui me permet de comprendre le monde extérieur pour mieux le faire mien. Mais cela présente aussi un gros inconvénient : penser c’est installer un filtre entre ce qui est et ce que je suis. La pensée est à la fois ce qui me révèle le monde et ce qui me le voile, ce qui me donne le monde et m’en interdit l’accès. Par la pensée je vois le monde, mais je le vois comme à travers une vitre.

C’est pourquoi, ici encore, tous les mystiques nous mettent en garde contre la pensée. Je pense, donc je suis, et rien ne peut nous soustraire à cette évidence ; à condition d’ajouter : « et du coup je n’arrive pas à le savoir aussi bien que cela ».

Alors venons-en à la démence. Et supposons, ce qui demanderait nuance, que le malade y soit en train de perdre son aptitude à penser. Il y a des chances pour qu’alors il ne lui reste plus que la conscience d’être. Il y a des chances pour qu’on ait tout faux quand on prétend que ces malades perdent conscience alors qu’en fait ils n’ont peut-être plus que cela. Le regard du dément n’est pas un regard égaré, c’est un regard étonné ; c’est mon regard quand, dans une réunion où je m’ennuie...

Bref c’est à une communication d’une intensité incroyable, brûlante, et sans doute intenable, que le dément nous convie. Et c’est parce qu’il n’est plus que conscience que devant la mort, la sienne ou celle de l’autre, le dément semble brutalement retrouver toute sa lucidité. Gardons-nous de confondre Bouddha et Alzheimer ! Mais il se pourrait bien que dans ces moments d’une intensité poignante le dément nous apparaisse réellement pour ce qu’il est : une sorte, sinon de maître, du moins de repère spirituel.

Notes

[1Allocation personnalisée d’autonomie.

[2Ce qui ne veut nullement dire qu’on doive y obéir : la demande est recevable, mais pas la réponse

[3Personne ne croit une seconde à cela ; et sans doute on a raison. Cependant il faut souligner une limite : d’où tient-on qu’on renoncerait plus aisément aux choses auxquelles on a goûté qu’à celles qu’on n’a pas connues ?