Car article a été revu le 16 avril 2012

L’accompagnement de fin de vie : une affaire de société Inédit

8 | (actualisé le ) par Michel

UNE AMBIGUITE FONDAMENTALE :

Au coeur du mouvement des soins palliatifs, il y a une contradiction.

On va répétant que la mort est un processus naturel, qu’il faut le restituer à sa pureté originelle, que la mort en bref n’est pas une maladie. Et on a raison.

Mais si la mort n’est pas une maladie, pourquoi tient-on tant que cela à y mêler les médecins ?

On veut poser sur la fin de vie un nouveau regard, plus naturel, plus sain ; plus écologique. Pourtant l’on crée des Unités de Soins Palliatifs. On veut que la mort échappe au pouvoir médical, qu’elle se simplifie. Pourtant l’on crée des Diplômes de Soins Palliatifs. Il y a là une anomalie à méditer.

Il faut s’entendre : si les choses sont ainsi, ce n’est nullement par inconséquence ; c’est l’histoire du mouvement qui l’impose. On peut discuter, c’est un thème récurrent de conversation dans le milieu des soins palliatifs, de l’opportunité de créer des Unités de Soins Palliatifs ; mais on ne peut guère contester que les structures sont indispensables. De même il y a lieu d’être préoccupé devant ce qu’il faut bien appeler une certaine dérive de la notion de soins palliatifs : on n’en a jamais autant parlé en France, autant dire que tout le monde en fait désormais ! Mais quels soins palliatifs ? Nombreux sont ceux qui de nos jours “ font du palliatif ” ; l’élision du mot “ soin ” est révélatrice... Les soins palliatifs doivent être maintenus dans une certaine exigence de technicité et d’efficacité.

Mais il importe de garder à l’esprit deux principes :

Le premier est qu’il est dans la nature de toute action humaine d’aboutir (parfois) au résultat escompté, mais de générer aussi des résultats à la fois inattendus et inévitables. Il n’y a qu’une seule façon de faire pousser du blé : il faut prendre des graines et les mettre en terre ; cela dit, semer du blé consiste à sacrifier quelques graines pour en récolter beaucoup ; c’est qu’on le veuille ou non manipuler les catégories symboliques du sacrifice archaïque. Il ne faut pas pour autant cesser de semer du blé, mais il serait grave de ne pas avoir conscience du fait que l’acte de semaille porte sa valeur symbolique propre. Il importe donc de savoir s’arrêter, et de se poser périodiquement la question : quel est le sens de ce que je fais ? Que suis-je en train de faire exactement ?

Le second est qu’il faut conserver à l’esprit qu’il y a dans la vie des choses qui sont indispensables et d’autres qui sont essentielles. Les choses indispensables sont celles sans lesquelles l’Homme ne peut pas vivre : manger est indispensable. Les choses essentielles sont celles sans lesquelles il ne sert à rien que l’Homme vive : aimer est essentiel. Les choses indispensables sont rarement essentielles, et les choses essentielles sont rarement indispensables. On peut noter également que les choses indispensables sont dans le champ de l’avoir, alors que les choses essentielles sont dans le champ de l’être ; mais ceci demanderait une étude particulière. Prendre en charge les symptômes de la fin de vie, assurer le soutien psychologique du malade et de son entourage, tout cela est indispensable. Mais, précisément, ce sont là des éléments indispensables ; la question qui nous est posée est de savoir s’ils sont essentiels, et si les efforts que nous devons déployer pour obtenir l’indispensable ne tendent pas à contrarier l’avènement de l’essentiel.

QUE VIENT FAIRE LE MÉDECIN EN FIN DE VIE ?

Essayons d’y voir un peu plus clair ; et demandons-nous pourquoi la mort a été confiée aux médecins. La réponse n’est pas si simple, car ce qui nous paraît évident ne l’est pas nécessairement : on méconnaît fréquemment à quel point les conceptions de la mort, y compris la nôtre sont tributaires de nombreux fantasmes, préjugée et idées reçues. On prétend par exemple que nos ancêtres avaient de la mort une conception plus saine, et qu’ils savaient mourir. C’est assurément vrai ; reste à observer que si les ancêtres en question savaient ce qu’est la mort, ils ignoraient tout des soins palliatifs ; qu’il suffise d’évoquer le récit de la mort de Louis XIV... D’autre part, il faut se méfier des évidences : si je demande pourquoi c’est le médecin qui gère la mort, on peut répondre en haussant les épaules que souvent la mort est précédée d’un épisode de maladie, est entourée de symptômes inconfortables, ce qui explique le rôle qu’y joue le médecin. Sans doute. Mais on doit ici appliquer le premier principe : s’asseoir et se demander : que suis je en train de faire ?

Et il semble qu’en confiant ainsi la mort au médecin on fasse aussi deux ordres de choses :

En premier lieu, on tend à isoler le phénomène en le confiant à une caste particulière, distinguée par des emblèmes (la blouse blanche...) et plus ou moins tenue à l’écart de la société ; vaguement chaman, traité (jusqu’à une date récente ?) avec un respect qui frise l’ostracisme, le médecin se retrouve symboliquement seul avec ses mourants et sa camarde, en charge d’un problème que les autres membres de la société n’ont plus ainsi à gérer. La résistance à l’action des bénévoles, par exemple, vient largement de là.

En second lieu, il se trouve que le médecin est le mieux armé techniquement pour exorciser la terreur de la mort. Ce qui en effet a de tout temps fasciné l’Homme dans la mort, c’est son caractère implacable, que résume la formule latine mors certa, hora incerta : tous les hommes savent qu’ils vont mourir, mais aucun ne sait quand. Y a-t-il plus impitoyable que cet ennemi qui vous annonce qu’il va vous tuer, et ajoute que non seulement vous n’avez aucun moyen d’y échapper mais encore qu’il le fera quand il lui plaira ? Ce serait donc déjà une grande victoire que de frustrer la mort de cet exorbitant double pouvoir. C’est ce que je fais quand je pratique l’acharnement thérapeutique : je vise à démontrer que je suis maître de la vie, puisque je suis capable d’entretenir l’illusion d’un rythme cardiaque, d’une ventilation mécanique, d’une fonction rénale... La mort devient ainsi un accident, une péripétie, presque une faute professionnelle ; ce n’est plus la mort c’est l’arrêt cardiaque irréversible... Bref la mort devient facultative : mors incerta. Au rebours, quand je pratique l’euthanasie, je prends acte de l’inéluctabilité de la mort, mais je décide de la convoquer à l’heure que j’aurai choisie : hora certa.

Naturellement, les soins palliatifs représentent de ce point de vue un incontestable progrès : d’une part au plan médical parce que leur effet est de contrôler les symptômes désagréables, rendant la fin de vie plus confortable ; d’autre part au plan symbolique parce qu’on ne cherche plus à contester l’omnipotence de la mort. Toutefois on est forcé d’admettre que même les soins palliatifs peuvent être suspectés de réaliser le rêve d’un contrôle : soit, la mort viendra, et elle viendra quand elle l’aura décidé ; mais avant d’entrer on lui demandera tout de même de s’essuyer les pieds.

INCONVÉNIENTS DES SOINS PALLIATIFS [1] :

Essayons de détailler cela. Il ne faut pas se méprendre : je ne cherche pas ici à contester le bien-fondé de la démarche palliative, et il n’y a aucun moyen de corriger l’ambiguïté que je souligne. Mais il faut ici, comme j’ai déjà dit, s’arrêter et se demander ce qu’on est en train de faire.

Les médecins sont là pour donner des soins, et ils n’ont pas le droit de s’y dérober ; ils ne doivent pas oublier cependant que tout acte médical les situe dans le registre du faire, et que ce registre est celui par lequel ils échappent à l’angoisse. Le médecin ne doit pas pour autant s’arrêter de travailler ; il doit seulement garder à l’esprit la double signification de ce qu’il fait.

Bref, et quelle que soit la manière dont on s’y prend, toute action à l’endroit des malades en fin de vie porte en elle le germe d’une contestation de la mort : ce n’est pas là un défaut, mais au contraire un des fondements de toute activité humaine. Les soins palliatifs n’échappent pas à cette fatalité.

Il faut maintenant examiner la structure même de l’activité palliative.

Historiquement, on le sait, le combat pour les soins palliatifs s’enracine dans la lutte contre la douleur, combat auquel on a rapidement adjoint la lutte contre tous les symptômes inconfortables. Il est hors de question de contester la validité de cette démarche, et l’activité palliative est d’abord centrée sur les problèmes physiques.

Mais il ne faut pas perdre de vue que la douleur présente un immense avantage : quand on a mal on ne pense pas ; ou on pense moins. Si l’activité palliative se borne a obtenir un (relatif) silence des organes, grâce à quoi on permet au sujet de contempler, de savourer la mort qui s’en vient, il est douteux que cela constitue un progrès.

Maslow a décrit la pyramide qui porte son nom, et dans laquelle sont superposés sur différents niveaux les besoins de la personne malade, besoins qu’il faut satisfaire dans l’ordre pour aboutir à la sérénité. On a coutume de simplifier cette pyramide en décrivant trois types de besoins et de troubles : physiques, psychologiques, spirituels. Les besoins et troubles physiques font l’objet de l’activité palliative proprement dite ; les autres niveaux relèvent davantage de ce qu’on appelle l’accompagnement, et il suffit d’énoncer cette proposition pour en constater l’arbitraire...

Mais il est nécessaire de manifester ici la plus grande méfiance.

D’abord en matière de soins palliatifs il faut adopter un principe : tout ce qui ressemble à une solution doit être accueilli avec beaucoup de prudence, car les soignants, notamment parce qu’eux-mêmes sont de futurs cadavres, ont besoin de solutions au moins autant que ceux qu’ils soignent.

Il faut observer en second lieu que cette séparation, si malcommode en pratique, en problèmes physiques, psychologiques, spirituels, recoupe de façon suspecte la trisection sôma-psyché-pneûma qui est à la base de l’anthropologie néotestamentaire. Or, et même si cela n’est nullement un critère d’erreur, le Nouveau Testament n’est pas un traité de médecine : il n’y a pas de charia évangélique. Mieux vaudrait se demander par quelle pesanteur culturelle nous véhiculons à notre insu une telle anthropologie implicite, surtout quand l’on constate journellement que ces niveaux de besoins sont en fait inextricablement imbriqués.

Il faut noter enfin, et surtout, que cette vision des choses, si elle permet de satisfaire l’indispensable, manque probablement l’essentiel.

Nous savons et nous devons développer des techniques permettant d’apaiser le corps : ce sont les soins palliatifs. Nous savons et nous devons développer des techniques permettant de contrôler les troubles psychologiques : c’est, pour faire court, tout le travail de Kübler-Ross sur le deuil, les stades du mourir, etc. Il existe des ouvrages remarquables sur l’accompagnement spirituel, ses difficultés et les remèdes qu’on peut y apporter. Mais que faisons-nous d’autre qu’affirmer notre puissance sur la mort quand nous procédons ainsi ? Que faisons-nous d’autre que laisser présumer que nous pouvons réaliser le rêve d’une mort très douce, une bonne mort, une mort dont on redemanderait ?

Il y a là une ambiguïté fondamentale, ambiguïté dont il n’est pas meilleure illustration que ce sondage que nous répétons à tout va : 70% des malades meurent à l’hôpital alors que 70% des gens veulent mourir chez eux. Chef d’œuvre de malhonnêteté intellectuelle si l’on songe que ce sondage dit simplement que 70% des Français bien-portants, quand ils pensent à la mort, la préféreraient suffisamment cool pour que cela puisse se passer à domicile ; on se demande de quelle mort rêvent les 30% qui restent. Il faut observer en outre que nombreux sont les médecins qui considèrent comme la plus noble part de leur travail d’assumer les soins jusqu’au bout. C’est le cas en effet, mais on doit ici se demander pourquoi le désir du soignant serait forcément le même que le désir du soigné...

Cette ambiguïté doit être sondée au plus profond, car les soignants sont capables de tout : le soignant a tendance à raisonner en termes de signes-diagnostic-traitement. Tendance naturelle, et saine puisque après tout il est là pour cela. Mais tendance dangereuse si l’on n’y prend pas garde : car son activité aboutit à contrôler la situation, et à la considérer comme une série de problèmes qu’il s’agit de résoudre. Ils promettent d’abord que la mort ne sera pas douloureuse : n’ayez crainte, vous ne sentirez rien. Puis ils disent qu’elle ne sera pas dépressive : “ La mort, dernière étape de la croissance ” ! Comme s’il suffisait, pour qu’on la gravisse sans effort, de dire que la montée est une descente ! Mais les choses sont graves surtout au plan spirituel. Car à ce niveau les solutions proposées relèvent toutes plus ou moins des secours de la religion : en dernier ressort, on vient à dire que la mort n’est pas tant que cela une mort, que c’est un passage, que c’est la vie... Outre que ces secours ne servent à rien pour celui qui ne partage pas ce sentiment, il convient ici de se souvenir de Bossuet, expert pourtant en secours de la religion, qui disait :

Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Si je jette la vue devant moi, que espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais resté derrière le théâtre.
(Sermon sur la mort)

La question est celle-ci : les problèmes des niveaux physique, psychique, spirituel étant supposés résolus, et il est indispensable qu’ils le soient, ne découvre-t-on pas un niveau métaphysique, qui et le niveau où les questions n’ont pas de réponse ? L’enjeu ultime, essentiel, n’est-il pas de parvenir à ce point où la mort, loin d’être contrôlable, échappe radicalement, où les questions restent suspendues, et de savoir se tenir sans rompre dans la contemplation silencieuse de cette absence de parole ? Et ne faut-il pas alors se retourner, et constater que ce niveau métaphysique se trouve en réalité sous-jacent tout au long du processus de fin de vie, au cœur de chacun des prétendus niveaux ?

QUI DONC POUR ASSUMER CET ACCOMPAGNEMENT ?

Et s’il en est ainsi, il faut se demander qui doit assumer cela.

A l’heure actuelle, l’essentiel de ce travail est fait par les soignants. Il ne faut certes pas le leur reprocher. Il en va ainsi d’abord parce qu’ils sont en place : tout ce qui touche à la mort relève de leur activité. Et cela va durer parce que c’est la réflexion des soignants qui se trouve dans ce domaine la plus avancée. De surcroît il importe que le travail soit fait, et mieux vaut qu’il soit fait par les soignants que pas fait du tout. Ces derniers ont donc encore de beaux jours devant eux.

Mais, même si de tels propos sont douloureux à dire et encore plus à entendre, l’honnêteté oblige à dire qu’il ne devrait pas en être ainsi. Pire : cette situation est source de dangers. En somme, non seulement il n’est pas normal que les soignants soient en charge de cette question métaphysique, mais c’est profondément malsain et pernicieux. Pourquoi ?

D’abord parce que les soignants ont dans cette affaire une fonction, et que cette fonction est de soigner. Les soignants sont payés, souvent d’ailleurs de façon ostensible lorsqu’ils sont payés à l’acte ; on les paie parce que ce sont des techniciens, c’est-à-dire des détenteurs d’un savoir-faire. Leur rôle social est d’assurer la mise en œuvre de ces techniques. C’est dans ce but qu’on les a dressés à raisonner en termes de signes-diagnostic-traitement : c’est la condition de leur efficacité, et il faut qu’ils soient efficaces. Il serait naturellement absurde de prétendre que ce dressage les rend incapables d’échapper à toute réflexion. Cependant il serait tout aussi absurde de ne pas voir combien ledit dressage est redoutablement performant... On voit bien, journellement, qu’avec la plus grande lucidité possible et la meilleure volonté du monde les soignants se laissent piéger par leur mode de raisonnement. De la même façon, le fait que les soignants soient socialement là pour soigner ne les empêche pas, Dieu merci, de faire aussi autre chose, et autre chose qu’ils ressentent comme l’âme, la noblesse de leur métier. Mais il n’est pas certain que cette situation soit saine. Il n’est pas certain que l’on puisse impunément jongler avec les rôles sociaux des intervenants.

C’est là un propos qu’il faut soigneusement entendre : Quoi ! Oserait-on prétendre que le médecin peut se dispenser d’agir au nom d’un savoir-être ? Oserait-on nier que la vertu cardinale du médecin est l’humanité, et que sans cette vertu son savoir est vain ? Eh bien, oui : j’ose.

Certes, l’humanité est pour le médecin un bien précieux, un charisme obligatoire. On accorde volontiers qu’à compétence égale il est bon de choisir le médecin le plus humain, et que même il le vaut mieux un peu moins compétent et un peu plus humain. Mais il demeure que ce n’est pas en raison de son humanité qu’il est convoqué au lit du malade. S’il n’était pas docteur en médecine, on irait tout aussi bien requérir l’épicier du coin de la rue, dont on sait pour l’avoir vu à l’œuvre que c’est un sage, et un homme de bon conseil. Non : si l’on recourt au médecin, c’est d’abord parce qu’il est médecin, c’est-à-dire homme de savoir et de savoir-faire.

Il y avait eu un débat au cours d’un congrès de soins palliatifs, c’était en 1994. On discutait de l’activité du médecin à l’instant de la mort, et les participants s’accordaient à dire que dans ces circonstances il doit redoubler d’humanité, entourer la famille, manifester par tous les moyens dont il dispose qu’il est participant du drame. Il semble que ce soit là une position erronée : l’humanité du médecin, il fallait qu’elle se montre avant ce moment ; si les choses ont été bien faites (et si les circonstances ont permis qu’elles le soient), l’heure de la mort est au contraire le moment où le médecin doit laisser la place à la famille qu’il a soigneusement préparée, la laisser accompagner seule son parent, et se retirer sur la pointe des pieds, se bornant à manifester qu’il reste présent, qu’il assure la sérénité du corps (c’est son métier), et, naturellement, se tenant prêt à modifier sa stratégie s’il s’avérait que la famille ne parvient pas à se tenir dans cette situation.

Répétons-le : C’est avec beaucoup de déplaisir que j’écris cela ; car le médecin ne s’accomplit vraiment que dans ces situations de drame humain ; la jouissance procurée par le savoir-faire trouve rapidement ses limites, sauf peut-être chez les médecins exerçant une spécialité de pointe, et tout médecin un peu lucide cesse rapidement d’être dupe, de sorte que seule l’aspect humain de son travail prend valeur à ses yeux. Lui ôter cette dimension de son travail, c’est lui en faire perdre le goût. Il reste que si l’humanité lui est indispensable, c’est la compétence technique qui lui est essentielle et le définit. Il est même possible que la répartition des rôles sociaux lui impose dans ce domaine un certaine retenue, et qu’il y ait une antinomie radicale entre le rôle technique et le rôle humain, parce que l’un est dans le champ de l’être alors que l’autre est dans le champ du faire : il faut rappeler, même si je ne peux le développer ici, que si dans mon bureau les femmes se déshabillent, c’est parce qu’au moins de ce point de vue il est tacitement entendu que le médecin n’est pas un homme.

Il existe une autre raison pour lui contester cette prise en charge de l’aspect purement humain du mourir. C’est qu’il est essentiel que la société, en tant que société, le prenne en compte sans aucune équivoque. La mort doit devenir un phénomène social, ce qui implique qu’elle soit démédicalisée. Il faut sans doute le redire : l’urgence absolue est que le malade soit accompagné, et mieux vaut un accompagnement par le médecin que pas d’accompagnement du tout. Mais il faut aller vers cette démédicalisation, et veiller à ce que la prise en charge de l’accompagnement par les soignants ne contribue pas, en pérennisant la situation, à dispenser la société de l’effort nécessaire.

L’enjeu est immense. Car notre civilisation joue assurément son destin sur cette question. En effet, la civilisation occidentale s’est construite sur une triple utopie : celle de la science, celle de l’économie, celle de la mort.

Utopie de la science : tout l’effort du XIXe siècle a été de chercher l’unification des sciences ; on pensait qu’on parviendrait tôt ou tard à découvrir la clé unique qui permettrait de comprendre l’énigme de l’Univers ; Freud l’a cru, Einstein l’a cru, et l’on voit périodiquement des Américains nous resservir la même coquecigrue. On sait à présent qu’il n’en sera rien, et l’astrophysique tend même à nous démontrer que notre cerveau n’est pas aussi apte qu’on le pensait à comprendre ce qui se passe.

Utopie de l’économie : la croissance allait permettre l’accès progressif de tous à la prospérité. On commence à percevoir que, peut-être, on ne va pas pouvoir croître indéfiniment.

Utopie de la mort : On a cru pendant longtemps que la médecine allait assurer une augmentation progressive de la longévité. On tient des congrès sur le traitement du vieillissement. On parle çà et là d’éradiquer la mort : dans les années 60, Edgar Morin rêvait d’une durée de vie normale de 400 ans. Grâce, si l’on ose dire, au SIDA et au déficit des caisses de retraite, on s’aperçoit que ce rêve est remis à une date ultérieure.

L’enjeu pour notre civilisation est celui-ci : sommes-nous prêts à admettre qu’il y a des problèmes sans solution ? Sommes-nous prêts à admettre qu’il y a des questions sans réponse ? Sommes-nous prêts à assumer la mort pour ce qu’elle est : la marque de notre statut d’humains ?

Parce que cet enjeu est le seul qui vaille, il faut que la société s’en charge en tant que société. Tout comme, donc, elle a confié le corps aux médecins, elle doit se saisir du reste. Les accompagnants bénévoles sont donc les seuls qui puissent agir ès qualités dans ce domaine ; ils doivent décharger les soignants de ce rôle.

On verra sans doute qu’ils devront le leur arracher...