La démence ou l’art du camouflage Communication au IIIe colloque de Briare, octobre 2004. Ce texte a été actualisé le 6 janvier 2012

70 | (actualisé le ) par Michel

POSITION DU PROBLÈME :

Pourquoi les déments arrivent-ils si tard en milieu gériatrique ?

Tous les gériatres se voient confrontés, plusieurs fois par mois, à cette situation, toujours aussi déroutante, de ces malades âgés qu’ils découvrent dans leurs lits, avec une démence tellement profonde, tellement avancée que la question surgit inévitablement : mais comment diable a-t-on pu méconnaître si longtemps une telle catastrophe ? Comment a-t-on pu ne rien voir ? Et plus encore, comment cette situation pouvait-elle tenir à domicile ? D’autant que la famille surenchérit : « Mais voyons ! Il y a trois semaines encore il faisait ses comptes et conduisait sa voiture ! ».

L’enjeu de ces questions est capital : il y va du diagnostic précoce, mais plus encore du bon rythme des décisions ; car s’il importe de se donner les moyens d’anticiper les situations, il importe tout autant de ne pas céder à la facilité en prenant des mesures prématurées, notamment d’institutionnalisation : ce que ces situation nous disent aussi c’est que les limites du maintien à domicile ne sont pas celles que nous pensons.

Pour expliquer ce contraste entre l’état catastrophique de ces malades et le retard mis à le découvrir on invoque trois types d’explications.

1°) : On dit : c’est parce qu’ils ont été hospitalisés qu’ils décompensent. L’hospitalisation, la perte des repères temporels et spatiaux, les contraintes de tous ordres, tout cela crée une situation stressante, déstabilisante et confusogène ; ainsi explique-t-on les véritables effondrements intellectuels auxquels on assiste parfois. Le mécanisme qu’on imagine ici n’est pas très différent de celui de la confusion post-opératoire, qui réalise un stress identique. On dit cela et certes on a raison, mais peut-être pas autant qu’on le croit. Ce qui est vrai, c’est que la démence est un terrain propice à la confusion, et celle-ci est particulièrement fréquente. Cependant cela n’autorise pas à être approximatif : sous le vocable de confusion mentale on entend une entité précise répondant à des critères diagnostiques. Or ce que les malades dont nous parlons donnent à voir n’a rien d’un tableau confusionnel. Il est donc difficile de ramener ces décompensations à une sorte de mystérieuse pathologie nosocomiale.

2°) : On dit aussi : c’est la famille qui se rend compte trop tard, et qui a sous-estimé la gravité de la situation. C’est indiscutablement vrai ; la famille a beau dire, le malade conduisait sa voiture mais ce n’était pas il y a trois semaines, et s’il disait faire ses comptes il y a bien longtemps que ce n’était plus vrai. Et il n’y a pas besoin de longs efforts pour l’aider à remonter le cours des choses et lui faire percevoir qu’en fait la dégradation est perceptible depuis plusieurs années (gardons aussi en tête que la démarche est ici bilatéralement défensive, comme il est de règle devant tout deuil, et que chacun s’emploie à culpabiliser l’autre au moyen de son arme favorite, la famille demandant : « Mais que lui avez-vous fait ? », et le médecin : « Mais pourquoi n’êtes-vous pas venus plus tôt ? »). Cette capacité des familles à rester aveugles devant l’évidence a toujours quelque chose de surprenant pour le clinicien. Mais il faut pourtant rester prudent à ce sujet : en amenant ainsi la famille à retrouver les traces anciennes du déficit qu’on imagine on emploie une démarche dont la méthodologie n’est pas à l’abri de toute critique... Il est probable que la réalité est plus nuancée : oui, le malade va plus mal que la famille ne le dit ; oui les signes avant-coureurs étaient détectables de longue date ; mais il est toujours simple de prédire le passé, et le fait demeure que jusqu’à son admission il vivait à son domicile, et pas si mal.

3°) : On dit encore : c’est le médecin qui ne s’est pas rendu compte ; assertion que la famille ponctue volontiers d’un « Nous lui disions, pourtant ! ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, on ne peut s’y attarder. Contentons-nous de noter quelques aspects.
- Il existe un mal-entendu chronique entre le médecin et la famille, qui fait que les deux sont de bonne foi : oui, la famille alertait le médecin ; mais le médecin lui-même s’évertuait à alerter la famille. Simplement les paroles des uns et des autres, mystérieusement, se sont perdues dans un authentique dialogue de sourds.
- Le médecin manque de formation, de temps, de distance, alors que le diagnostic de démence ne va pas de soi.
- Les mécanismes de déni et de minimisation qui obscurcissent le jugement des familles sont tout autant à l’œuvre chez le médecin, tant la relation médecin-malade est puissante et affectivement riche.
- Comme le soutient L. Ploton on voit dans la démence (et plus généralement dans la pratique gériatrique) se développer une série de mécanismes relationnels étranges qui ont pour résultat de troubler la pensée des uns et des autres, des professionnels comme des patients ou des aidants naturels [1].

Tout cela est vrai sans doute, et ces trois ordres de raisons sont effectivement à l’œuvre pour expliquer le retard mis à prendre conscience de la gravité de la situation. Mais ils sont insuffisants et la question demeure : comment le dément fait-il pour passer inaperçu ?

Certes il existe des cas où l’entourage délibérément, cache la situation. C’était le cas de ce patient qui fut hospitalisé à la suite d’une banale infection respiratoire, et dont l’état intellectuel était tellement dégradé qu’il n’était plus capable de rien ; l’enquête finit par découvrir que les choses étaient ainsi depuis des années, que l’épouse du malade assumait seule toute la charge du travail, étant allée jusqu’à s’entendre avec la concierge de l’immeuble pour qu’elle surveille discrètement son mari lorsqu’il sortait ; elle avait tellement bien organisé sa conspiration du silence qu’elle était parvenue à cacher complètement cette situation à ses enfants ; ces derniers ne s’en sont aperçus, avec la culpabilité qu’on imagine, que lorsque leur mère, épuisée, fut morte à la tâche.

Mais même dans ce cas historique la question demeure : par quel miracle le père arrivait-il à sauver les apparences pendant les repas de famille ? Ce malade qui nous arrive est bel et bien à bout de ressources intellectuelles, mais en fait il est vrai qu’il faisait ses courses et conduisait sa voiture.

LES NIVEAUX DE MENTALISATION :

D’une certaine manière on pourrait dire que tout se passe comme s’il y avait plusieurs manières d’utiliser son cerveau : il y a plusieurs modes de fonctionnement. Et nous allons distinguer trois niveaux. Il se peut que ces trois niveaux correspondent à la mise en jeu de structures spécifiques, mais le but de ce travail n’est pas d’établir de telles corrélations. Il se peut aussi qu’ils correspondent à l’activation de systèmes fonctionnels, mais nous n’avons pas davantage de prétention dans ce domaine. C’est pourquoi nous nous bornerons à parler de « niveaux de mentalisation » et de les dénommer par des termes qui n’appartiennent pas à des champs sémantiques homogènes, évitant par là de faire croire que cette distinction repose sur une théorie précise.

Donc nous dirons qu’il y a trois niveaux de mentalisation : le niveau reptilien, le niveau idéel, le niveau conscienciel.

Le niveau reptilien est celui de tous les automatismes qui sont à la base d’une grande partie de notre vie. C’est le niveau reptilien qui me permet quand je sors de ma voiture de trouver mon bureau sans me demander par où je dois passer. En somme le niveau reptilien est celui par lequel je suis adapté à mon environnement. Parmi les mécanismes propres au niveau reptilien il y a l’ensemble des réflexes, archaïques, neurologiques, conditionnels.

Le niveau idéel est celui qui me permet de prendre des décisions devant une situation imprévue, grâce au pouvoir de fabriquer des solutions. C’est celui de la pensée proprement dite, de la pensée construite. C’est ce que nous appelons l’intelligence, et le caractère réducteur de cette conception est source de bien des confusions et de bien des dégâts. On reviendra plus loin sur le fonctionnement de ce niveau.

La mémoire est un système qui participe de ces deux niveaux. Dans son principe même elle appartient au système reptilien : face à une situation donnée utiliser sa mémoire revient à puiser dans son stock de solutions disponibles, pour voir s’il y en a une qui s’adapte au problème posé (c’est ce que fait le serrurier quand il utilise son trousseau de clés ; c’est aussi le mécanisme que les psychanalystes appellent régression : face à un problème, régresser c’est, au lieu d’élaborer une solution, puiser dans sa mémoire pour tâcher de trouver une solution qui s’adapte vaille que vaille ; mais par-delà le côté péjoratif de l’appellation, c’est aussi, tout simplement, ce que n’importe quel artisan nomme l’expérience.) ; c’est simplement un mode de résolution des problèmes plus élaboré, et qui est utilisé dès lors que les réflexes ne suffisent pas. Mais toute la mécanique qui permet d’utiliser la mémoire, les systèmes de codage, d’enrichissement, de rappel, ont à voir avec le langage, et appartiennent au niveau idéel. Ce courant permanent d’échanges entre et le niveau reptilien et le niveau idéel fait une bonne part de l’originalité du cerveau humain (pour filer une métaphore informatique, on dirait que la mémoire morte est au niveau reptilien, la mémoire vive au niveau idéel).

Le niveau conscienciel est un métaniveau, propre à l’humain : c’est ce qui me permet de me savoir étant. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la conscience, et cela demande un minimum de commentaire. Chacun peut expérimenter en effet que dans la pensée il y a en permanence deux mouvements : lorsque je pense à un objet donné, je constitue deux pensées ; en effet il y a d’une part le fait que je pense à cet objet, mais il y a d’autre part le fait que je pense que je suis en train de penser à cet objet. La pensée spontanément est double et c’est même cette duplication de la pensée qu’on nomme conscience (étymologiquement con-scius est un terme de droit qui désigne « celui qui sait avec », c’est-à-dire le complice) ; se concentrer c’est essayer de faire disparaître cette duplication de la pensée en faisant coïncider le fait de penser et le fait de constater qu’on pense. Par le niveau conscienciel je m’éprouve comme étant, et plus encore peut-être comme étant au monde.

LES PERTES DANS LA DÉMENCE :

Ce qui tombe en panne chez le dément, c’est avant tout le niveau idéel. Longtemps les deux autres ne sont pas touchés (ce point appelle une critique immédiate : car le reptilien a à voir avec la mémoire, et c’est la mémoire qui est en jeu dans la démence. Mais il est probable que ce qui est atteint c’est la mémoire dans son rapport avec la mise en mots ; on sait notamment que des pans entiers de la mémoire ne sont touchés que tardivement, voire jamais : c’est le cas de la mémoire affective ; on sait aussi que le système de rappel est plus atteint que le stock mnésique lui-même. Bref on a de solides raisons de croire que la mémoire est moins atteinte en elle-même que dans ses connexions avec l’idéel : on voit en de multiples occasions que le dément a conservé ses souvenirs, mais qu’il ne sait plus où il les a mis), voire restent indemnes.

Le niveau conscienciel :

Contrairement à ce qu’on croit généralement le niveau conscienciel n’est probablement pas touché. On se figure que le dément est absent du monde, qu’il a perdu conscience. Un peu d’observation mène pourtant assez facilement à envisager que loin d’avoir perdu conscience il n’est que conscience, et que le regard qu’il pose sur le monde n’est pas d’hébétude mais d’étonnement [2]. Cet étonnement doit être pris dans son acception forte : on pourrait dire que c’est un sentiment métaphysique, celui de l’enfant qui questionne à l’infini mais aussi, plus radicalement, celui dont parle Platon). On ne saurait mieux illustrer cette problématique qu’en étudiant la question de l’anosognosie du dément. Rappelons que le mot d’anosognosie désigne le fait d’ignorer qu’on est malade ; il s’applique de manière paradigmatique à ces situations neurologiques où le patient, notamment parce qu’il n’est plus capable d’identifier son côté atteint, ne peut plus comprendre qu’il est paralysé. Il y aurait quelque chose de gênant à utiliser ce terme pour qualifier des patients qui se savent malades mais refusent de l’admettre. Or le qualificatif d’anosognosique appliqué au dément ne peut se comprendre que si par là on que le dément refuse d’admettre qu’il est dément, et qu’il ne sait pas évaluer le niveau de sa démence (en particulier il croit que ses stratégies de dissimulation sont efficaces...). Il est possible d’autre part qu’on paie ici les principes du DSM IV, pour qui ne compte que l’observable : il n’y a aucun moyen de distinguer celui qui ne dit pas qu’il est dément et celui qui ne sait pas le dire. L’anosognosie est une notion dangereuse ; il convient de ne pas oublier les leçons de la « schizophrénie asymptomatique », cette redoutable maladie individualisée par les psychiatres russes, maladie d’autant plus sournoise qu’elle ne donnait aucun signe d’examen, à l’exception de quelques conduites antisociales et surtout, précisément, de l’anosogosie, qui signait le diagnostic : on reconnaissait le malade au fait qu’il déniait sa maladie et se prétendait victime d’un emprisonnement politique. On comprend très mal pourquoi on parle d’anosognosie, alors que dans son comportement l’essentiel de ce qu’on voit résulte des efforts qu’il fait pour nous cacher son trouble. Les moyens qu’il met en œuvre pour cela sont au nombre de quatre : le radotage, la philosophie, l’humour, la colère.

Le radotage :

Il est certain que pour radoter il faut avoir oublié que c’est pour la millième fois qu’on raconte la même histoire. Le radotage suppose le trouble mnésique. Mais si cela permet d’expliquer pourquoi le sujet raconte la même histoire, cela n’explique en rien pourquoi il raconte une histoire.

Cette question se résout simplement si nous songeons aux circonstances dans lesquelles il nous arrive à nous-mêmes de radoter. Car loin d’être un stigmate de démence le radotage est un processus physiologique. Ce que nous cherchons à faire lorsque nous radotons c’est simplement à nous rassurer en racontant une histoire qui par le passé nous a valu quelque succès de conteur. C’est replier notre esprit vers un espace mental où nous nous sentons en sécurité. C’est donc un processus éminemment régressif ; ce simple constat éclaire ce que nous disions sur le caractère physiologique du radotage : l’enfant qui se raconte une histoire pour se consoler ou s’endormir ne fait rien d’autre. En radotant le dément certes se livre à une activité qui a à voir avec la stéréotypie ou la déambulation, et qui sert à le calmer (comme chez l’enfant), certes il a probablement oublié qu’il ne cesse de raconter la même histoire, mais on n’a aucune raison de croire qu’il ne cherche pas aussi à montrer, et plus encore à se montrer, qu’il a encore de la mémoire, qu’il est encore performant.

La philosophie :

Tous les soignants ont remarqué la propension des sujets âgés à répéter des propos censés témoigner de leur sagesse. Le must est probablement « La vieillesse est un naufrage », suivi de « Je tue le temps avant qu’il ne me tue ». On remarque moins souvent le nombre de personnes très âgées qui prennent les devants (ce que font rarement les malades jeunes) en annonçant : « Je perds la tête ». Cette assertion sonne comme une part du feu : certes le sujet perd la tête, mais il en garde bien assez pour savoir, précisément, qu’il la perd. Elle a la même fonction que celle par laquelle il dit « À mon âge, je n’ai plus le goût de réfléchir », et qui lui permet, en passant pour un paresseux, d’éluder la question de la démence. Il est bien difficile de dire quelles sont, parmi les personnes âgées qui parlent ainsi, lesquelles sont véritablement démentes, preuve, précisément, de l’efficacité de cette posture ; mais il est de bonne pratique clinique, quand la famille loue la lucidité conservée de ce vieillard qui manifeste tant de sagesse au soir de sa vie, d’aller regarder ce qu’il y a derrière.

L’humour :

Le dément entretient avec l’humour un rapport particulier.

L’humour est toujours de l’ordre du commentaire. Le trait d’humour se constitue lorsque l’humoriste arrive à tirer d’une situation des conséquences imprévues. Ces conséquences sont toujours de l’ordre de l’irrationnel, du poétique. Pour réaliser un trait d’humour il faut se trouver, ou feindre de se trouver dans une situation donnée, puis amener le spectateur à tirer de cette situation des conséquences imprévues. Cela signifie que le trait d’humour prend sa racine dans le moment de la prise de conscience : l’humour suppose une métaposition, une prise de distance ; et la distance à laquelle il faut se mettre pour pratiquer l’humour est la même que la distance thérapeutique. Ces trois notions sont intimement liées. Qu’est-ce que prendre conscience ? C’est brutalement percevoir la situation où je suis comme si j’en étais un simple spectateur : il y a moi qui me regarde dans un contexte. Or c’est par un mécanisme similaire que le thérapeute parvient à gérer son contre-transfert : il faut bien pour cela qu’il s’observe comme s’il était un autre. De même le trait d’humour ne peut naître que si je suis capable de m’observer dans la situation où je me trouve. Ajoutons que dans les trois cas un autre ingrédient est tout aussi nécessaire, qui est la bienveillance : un trait d’humour qui n’est pas bienveillant n’est qu’une raillerie.

Les outils nécessaires à la réalisation du trait d’humour sont donc la prise de conscience de la situation (niveau conscienciel) et la mise en relation irrationnelle des objets, une association d’idées, qui met probablement en jeu le système reptilien (il se peut que cela pose d’une manière ou d’une autre la question des relations entre l’inconscient et le système reptilien ; mais on a dit qu’on ne se poserait même pas ici la question de savoir si ce système a seulement une existence). Mais celui qui reçoit le trait d’humour doit d’abord comprendre que c’est de l’humour, et pour cela il doit commencer par utiliser le niveau idéel et s’apercevoir qu’il ne fonctionne pas.

Le comportement du dément au regard de l’humour est surprenant : il est capable de faire des traits d’humour, car ils font appel à des systèmes qui sont préservés chez lui. Par contre le plus souvent il ne comprend pas (et n’apprécie pas) les traits d’humour, parce que leur analyse se fait au niveau idéel.

C’est parce que le dément a conservé les niveaux conscienciel et reptilien qu’il est tout à fait capable de créer un trait d’humour. Et c’est parce qu’il est en difficulté sur le niveau idéel qu’il ne comprend pas celui qu’on lui adresse ; cela est d’autant plus fâcheux qu’un trait d’humour qu’on ne comprend pas est vite assimilé à une agression. En tout cas le fait que le dément se montre capable de fabriquer des traits d’humour ne manque pas d’égarer l’observateur, tant cette aptitude est réputée l’apanage des intelligences supérieures.

La colère :

Mais le mode de dissimulation le plus habituel est la colère. Le mécanisme de cette colère est des plus simples : c’est celui que nous utilisons pour nous sortir d’une difficulté lorsque nous sommes à court d’arguments ; c’est aussi celui que le patron utilise lorsque il entend rappeler qu’il est le patron, alors même que personne ne songeait à le contester. Autant dire que pour se mettre ainsi en colère il faut prendre brutalement conscience d’une anomalie ou d’un danger dans la situation. On voit donc qu’ici encore l’intégrité du niveau conscienciel est nécessaire à la survenue de ces colères.

Naturellement cette colère a une triple fonction :
- Elle permet de faire croire à l’entourage que si les choses vont ainsi c’est en raison d’un caractère difficile et non d’une perte cognitive.
- Elle dissuade les proches de prendre des mesures trop radicales.
- Elle arrive même à éloigner les intervenants potentiels, ce qui revient à éliminer des témoins gênants ; c’est pourquoi le refus des aides à domicile est un signe très précieux de démence.

Ces quatre modes de réaction sont particulièrement efficaces pour faire errer le diagnostic, car ils font dévier l’analyse : le radotage est assimilé à une conséquence culturelle de l’avance en âge ; la colère est un défaut de caractère qui lui aussi fait partie des maux de l’âge ; quant à l’humour et à la philosophie ils font croire à tort à la conservation brillante du niveau idéel alors qu’en fait ils ne témoignent que de l’intégrité des autres niveaux.

C’est pourquoi dans l’examen d’un dément il importe de considérer d’abord ces comportements réactionnels, et de les identifier pour ce qu’ils sont : des signes sensibles (nous disons bien : sensibles, et non pas spécifiques) de démence. En somme la situation n’est guère différente de celle qui prévaut dans l’évaluation de la douleur de l’enfant : un des signes les plus fidèles de la douleur chronique de l’enfant est qu’il est d’une sagesse exemplaire. Et si on veut traverser l’écran de fumée qui est ainsi tendu devant nos yeux, il faut s’imposer de repérer dans les troubles de mémoire les « lacunes inadmissibles » : quel que soit le reste de la performance mnésique, il est inadmissible qu’une mère ignore le prénom de ses enfants, il est inadmissible qu’un mari ne sache pas raconter le décès de sa femme. On peut discuter d’éventuels mécanismes psychologiques d’occultation des souvenirs pénibles, mais cela devra être considéré d’un œil très critique.

Le système reptilien :

Mais le plus important est la remarquable efficacité du système reptilien, que nous avons tendance à sous-évaluer.

Dans la vie quotidienne une grande partie de nos propres comportements sont sous la dépendance du système reptilien, parce qu’ils sont faits de gestes automatiques, déclenchés par un stimulus qui n’arrive que partiellement à la conscience. Certains des comportements de cette catégorie sont régis par la mémoire procédurale (la mémoire procédurale est celle qui conserve les habiletés acquises : c’est celle qui nous permet de tourner le tire-bouchon dans le bon sens ; c’est une mémoire relativement solide, et c’est ce qui explique que le dément de type Alzheimer est longtemps capable de conduire). Ce qui lui fait perdre ses capacités à la vie quotidienne, ce n’est pas tant la perte de la mémoire procédurale que la perte de sa capacité à reconnaître (et surtout à nommer, on y reviendra) les objets. C’est ainsi que dans la salle de bains nous avons tendance à effectuer tout les jours les mêmes gestes dans le même ordre, c’est ainsi que lorsque je me rase je commence toujours par la partie droite de mon cou, puis la gauche, avant de passer à la joue gauche pour terminer par la joue droite. Et c’est pourquoi si quelque chose vient me distraire avant la fin de la séquence « toilette » il y a de grandes chances pour que je parte en oubliant de me coiffer. D’autres sont basés sur des réflexes conditionnels, voire archaïques. Par exemple c’est par eux que se développe le marché des biscuits apéritifs : placé dans certaines conditions l’homo sapiens se voit, comme tous les primates, saisi d’une véritable compulsion à tendre la main vers des graines pour les porter à sa bouche ; il suffit pour s’en convaincre de comparer une salle de séjour en fin d’après-midi et la cage des babouins dans n’importe quel jardin zoologique. D’une manière générale la publicité vise à renforcer la puissance du système reptilien par rapport à celle du système idéel.

Il est probable que le système reptilien, dans un environnement stable, suffit à accomplir la quasi totalité des actes de la vie quotidienne ; contrairement à ce que nous pensons le système idéel n’est absolument pas nécessaire à la vie quotidienne tant que l’environnement ne pose pas de problème particulier. Les choses se passent à peu près comme dans les expériences classiques dans lesquelles Sherrington faisait marcher des chats décérébrés. C’est cela, et rien que cela, qui fait le problème de la démence : ce qui met le dément en danger c’est que peu à peu il perd le système idéel, dont il n’a pas lieu de se servir sauf en cas de crise ; autrement dit il perd ses systèmes de sécurité et ne perd que cela, d’où il vient que ses pertes passent totalement inaperçues jusqu’au moment où il faut qu’il s’en serve.

Ainsi, de nombreuses activités de la vie en société sont purement reptiliennes : si l’apéritif est un paradigme de la cage aux singes du zoo la pause-café en est un autre. L’acte de parler a en effet deux fonctions très distinctes. En premier lieu parler sert à transmettre de l’information, et cela utilise le niveau idéel. Mais parler sert aussi à faire du bruit avec sa bouche. Cette fonction du langage qui est de faire du bruit avec sa bouche est tout sauf méprisable : l’art de parler pour ne rien dire renvoie à celui de la conversation, par lequel je manifeste que l’autre m’importe, que son bien-être m’importe, et cela sans doute rejoint la problématique de la conversation comme outil de l’amitié au sens où l’entendait Kant., et cela a une double fonction :
- Transmettre de l’affectivité, ce qui utilise probablement le niveau reptilien mais aussi le métaniveau conscienciel.
- Attester que la horde est en sécurité : si l’oiseau guetteur crie, c’est pour signifier que comme il n’y a pas de danger les autres oiseaux n’ont pas besoin d’écouter ; cela utilise évidemment le système reptilien.

C’est pourquoi les déments ont des conversations entre eux ; ce que chacun d’entre eux dit n’a pas de sens pour nous, et il est probable que cela n’en a pas davantage pour l’un et l’autre : malgré l’apparence qu’ils donnent les déments ne pratiquent pas une sorte de langue étrangère qu’ils comprendraient mais qui nous serait inaccessible. Par contre leurs propos ont toute leur valeur en tant que bruit fait avec leur bouche, et ils peuvent goûter à ce niveau tout le plaisir de la conversation. Il suffit pour s’en convaincre de considérer à quel point, tout de même, les conversations de la pause-café manquent singulièrement de contenu.

CONSÉQUENCES PRATIQUES :

Donc la communication utilise pour une large part le système reptilien, et pour une autre part le métaniveau conscienciel. Ceci ouvre sur deux perspectives principales :

1°) : On comprend mieux pourquoi il y a ce décalage entre ce que le médecin hospitalier voit du dément et ce que l’entourage en voit :
- L’hospitalisation n’agit pas comme un traumatisme énigmatique. Ce qui se passe c’est simplement que, placé dans un monde où il n’a plus ses repères, le dément est privé de ses atouts reptiliens. C’est le même phénomène qui fait que lorsque je change de service hospitalier je me sens pendant un temps incapable d’exercer mon métier, preuve que le cerveau reptilien joue un rôle dans la pratique médicale. Le drame est que lorsque le dément retourne chez lui il n’est pas sûr qu’il puisse récupérer ses repères, et l’un des enjeux de la prise en charge est précisément la lutte contre cette désadaptation.
- Le médecin ne se rend pas compte parce que la conversation se cantonne très facilement aux registres qui sont préservés chez le dément. Chacun sait combien il est facile de tricher : tout le monde s’est trouvé au moins une fois accosté dans la rue par quelqu’un qui ne nous rappelle absolument rien et avec qui il faut tenir conversation sans avoir la moindre idée de ce dont il peut bien être question (un excellent exercice préparatoire à la relation avec le dément se pratique dans les soirées où on s’ennuie : il s’agit de se livrer à une critique comparative de deux films récents qu’on n’a vus ni l’un ni l’autre et d’emporter l’adhésion des interlocuteurs. Mais l’exemple le plus pur de ce langage automatique est tout simplement la langue de bois). Et jusqu’à un stade très avancés les déments se montrent parfaitement capables de repérer dans les propos de l’interlocuteur les mots importants, les intonations significatives, et de construire à coups d’automatismes verbaux une conversation qui donne un change suffisant. C’est pourquoi dans l’entretien avec le dément il importe d’être attentif au rétrécissement du champ des intérêts : à mesure qu’il perd sa cognition le malade se cantonne dans les thèmes qu’il maîtrise encore. C’est aussi pourquoi il existe des tests : le médecin doit se donner les moyens de vérifier l’intégrité des grands systèmes mnésiques.
- Il est exact que la famille se rend compte trop tard, et sous-estime la gravité de la situation ; les mécanismes mis en œuvre ici sont ceux du deuil (et parmi ceux-ci, naturellement, le déni occupe une place prééminente). Mais il est encore plus exact que leurs observations, faites dans le contexte où le malade a ses repères, sont nettement moins pessimistes que celles des médecins, parce que la situation de référence est la plus favorable au malade.

2°) : La prise de conscience de cette aptitude du dément à survivre dans un monde qu’il ne peut plus penser devrait nous inciter à reconsidérer la place que nous accordons à la cognition et à l’usage que nous-mêmes croyons en faire.

C’est délibérément qu’on n’a guère parlé jusqu’ici du niveau idéel. Mais puisque c’est celui qui semble nous distinguer du dément il faut maintenant en dire un mot. Le dément perd la pensée, soit. Qu’est-ce que penser ?

Penser c’est mettre des mots sur les choses ; c’est parce que je nomme les choses que je peux m’en servir. C’est pourquoi ce dément est incapable de se servir du savon : il ne sait plus que c’est du savon ; mais pendant longtemps il retrouvera le geste si on lui dit simplement : « c’est un savon » [3]. Penser c’est ainsi constituer un monde virtuel, le monde des mots, où à chaque objet correspond un mot, et à chaque mot un objet ; ce monde virtuel est situé dans mon cerveau, et je me constitue ainsi une sorte de laboratoire où je vais pouvoir me livrer à des expériences. Par exemple, si je prends les mots « chat » et « souris », je vais vite constater que ces mots n’acceptent pas d’être reliés par n’importe quels verbes : si le chat peut manger la souris, il ne peut guère la peindre ; de même la souris ne peut guère manger le chat. Faire ces expériences est ce qu’on appelle penser, et penser sert à connaître le résultat de nos actions avant de les avoir accomplies ce qu’on entend par « prévoir ».

Mais du coup l’homo sapiens vit dans deux mondes à la fois : le monde du réel et le monde de ses pensées. Il se pourrait que le phénomène de la conscience, le niveau conscienciel, vienne de là. Tout le problème, à ce qu’il semble, est que si le niveau idéel est celui qui engendre le niveau conscienciel, il est aussi celui qui l’entrave : c’est parce que je suis envahi par mes pensées que j’arrive si rarement à prendre conscience du monde.

Et il se pourrait qu’à ce niveau les choses en viennent à s’inverser. Car l’enseignement de tous les maîtres de méditation, dans toutes les religions et dans toutes les spiritualités, vise à soustraire l’esprit du disciple à la tyrannie de la pensée : si le conscienciel a besoin de l’idéel pour naître il a tout autant besoin de s’en émanciper pour se développer. Ainsi arrivons-nous à un résultat proprement inouï : le chemin parcouru à son corps défendant par le dément a quelque chose à voir avec le chemin parcouru par le maître spirituel.

Cela ne va pas plus loin, et la démence n’est pas la voie royale vers le bouddhisme. Cependant, parvenus à ce point, nous voyons que la prétendue absence du dément au monde a toute chance au contraire d’être une présence [4], une présence d’une telle intensité, d’une telle pureté que nous la dénions faute de la comprendre. Ce phénomène est d’autant plus étrange qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit de contester que le bébé est présent au monde : pourtant le fait qu’il n’a pas les moyens de penser le monde n’est pas si différent du fait que le dément n’a plus les moyens de le penser. Et il se peut que si les déments gardent une fonction dans notre monde, ce soit la plus précieuse de toutes : celle de nous rappeler la relative vanité de cette cognition dont nous sommes si fiers et dont malgré tous nos efforts nous ne parvenons jamais à nous débarrasser. Pourtant il suffit d’essayer de parler avec un dément pour comprendre immédiatement de quoi il pourrait s’agir.

Car le jargon qu’il nous sert n’a de prime abord aucune signification. Si nous voulons nouer conversation avec lui, la première chose à faire est de renoncer à le comprendre. Ensuite il faut se mettre à respecter une graduation :
- Il faut entrer en conversation au sens où on l’entend généralement : coûte que coûte il faut répondre, alors même qu’on n’a rien compris, il faut entretenir le feu de l’entretien ; cela permet de rassurer le dément sur notre volonté d’être en lien avec lui, et sur le plaisir que nous avons à nous y trouver. C’est le niveau de la pause-café, le niveau reptilien, le niveau du plaisir d’être ensemble.
- Il faut ensuite essayer de faire fonds sur son propre niveau conscienciel : observer ce qui se passe dans cette conversation qu’on entretient avec notre niveau reptilien.
- On verra alors émerger peu à peu des climats, des sentiments, parfois un mot. Progressivement, se mettant à l’école du dément, on apprend à calquer sa propre conversation sur la sienne ; parfois on arrivera à se faire une idée de ce dont on est en train de parler.
- Ainsi se trouve réalisée une démarche proprement ascétique. Au fait elle n’a rien de mystérieux : la musique est un langage de même nature, qui ne veut rien dire de particulier et qui pourtant réalise une communication d’une incroyable intensité.

Au fait, que signifie le mot sublime ?

Notes

[1Voir sur ce point « Maladie d’Alzheimer, à l’écoute d’un langage », Chronique Sociale éd.

[2Ici encore nous voici en compagnie de L. Ploton, mais au moins autant de Ch. Bobin La Présence Pure (le Temps qu’il fait éd.).

[3Voir sur ce point M. Heidegger, être et temps, Gallimard éd.

[4Voir là aussi Ch. Bobin.