Cet article a été révisé le 26 novembre 2014

Les familles et la prise en charge du dément. Inédit

30 | (actualisé le ) par Michel

LES FAMILLES ET LA PRISE EN CHARGE DU DÉMENT

LA DÉMENCE : UNE MALADIE DE LA FAMILLE :

Lorsque la démence s’installe dans une maison il est nécessaire de la considérer comme une maladie de la famille.

Entendons-nous immédiatement sur ce point.

La famille et la démence :

La première chose à considérer, c’est qu’il existe des arguments pour dire que la démence peut être un refuge. Et il est intéressant de comparer la démence et la dépression.

Tout comme la dépression peut être, par le repli sur soi et l’inhibition qu’elle engendre, l’ultime ressource du malade contre le suicide, de même la démence, mystérieusement, peut être la dernière tentative du malade pour échapper à l’impasse psychique dans laquelle, affronté à l’insoutenable perspective de la vieillesse et de la mort, il se trouve enfermé. [1] Mais quand on dit cela on est immédiatement contraint de questionner l’ensemble de son système relationnel : qu’est-ce qui fait que telle ou telle personne ressent cette perspective de son vieillissement comme un tel enfer qu’il préfère cesser de penser pour être bien sûr de ne plus y penser ? Le parallèle avec la dépression peut ici être poursuivi : la dépression est elle aussi de ce point de vue une pathologie du groupe.

Le problème, naturellement, est l’énorme charge de culpabilité qu’implique une telle énonciation : et si la famille s’était comportée autrement, l’entrée en démence aurait-elle pu être évitée ? Et si elle était responsable de cette évolution ?

Il faut poser cette question pour deux raisons au moins :
- La première est que la famille se la pose. Il n’est pas besoin d’une grande attention pour sentir la culpabilité qu’elle éprouve, soit de manière manifeste quand elle se reproche de n’avoir pas été suffisamment présente, soit de manière détournée quand elle s’impute un manque de vigilance. Elle fait d’ailleurs de même quand elle est confrontée à la dépression. [2]
- La seconde est, bien entendu, que cette culpabilité n’a pas lieu d’être. D’abord parce que la démence n’est pas seulement, n’est jamais uniquement un processus psychogène : la condition pour devenir dément est d’avoir un cerveau abîmé par des processus dégénératifs que l’on commence à bien connaître. Ensuite parce que ce qui a engendré la dépression, ce qui a entraîné la démence, ce n’est pas le comportement de l’entourage, c’est la réaction anormale du patient à un comportement qui, lui, était normal. Certes, on peut donc imaginer que la famille aurait pu retarder, parfois peut-être éviter l’évolution du malade vers la démence, tout comme cette autre famille aurait pu enrayer l’évolution vers la dépression ; à condition de trouver un comportement introuvable et d’adopter un comportement intenable. Et la seule manière sans doute de lutter contre cette culpabilité est de la mettre au jour, ce qui permet d’en parler. [3]

La démence et la famille :

Mais il y a une autre raison, bien plus lourde encore, pour laquelle la démence est une maladie de la famille : c’est tout simplement le poids qu’elle représente. Ce poids a été décrit à de multiples reprises, et il n’est sans doute pas nécessaire d’y revenir longuement (à condition de ne pas voir ce souci d’éviter les redondances se muer en méconnaissance du drame qui se joue). Notons simplement quelques points.
- Il y a la détresse d’assister à la souffrance et à l’effondrement psychique de l’être cher, souffrance qui s’aggrave encore de multiples fantasmes.
- Il y a la terrible réorganisation familiale qui s’impose du fait de la défaillance d’un parent qui, souvent, était tutélaire, qui représentait un repère pour les descendants. Contrairement à ce qu’on imagine ce ne sont pas spécialement les parents les moins bien insérés dans la famille qui vont développer une démence [4].
- Il y a, et peut-être surtout la charge quotidienne, les inquiétudes de chaque jour, le poids de décisions déchirantes.
- Il y a enfin la lutte de chacun des membres contre sa propre culpabilité, qui entraîne des réactions irrationnelles, notamment des conflits et des tensions dont l’aidant principal est bien souvent la cible.

Conséquences :

Tout cela fait que la démence a un profond retentissement sur la vie de la famille. C’est pourquoi il est si important de ne pas considérer le malade comme s’il était seul, mais de le voir au contraire comme l’un des éléments d’une constellation familiale que la démence vient déstabiliser. Au fait une maladie est un événement qui engendre une souffrance de celui qui en est victime, et qui limite ses possibilités de vie. La démence réalise cela pour le malade, elle le fait aussi pour les membres de son entourage, et en cela aussi l’entourage tombe malade de cette démence.

Donc, même s’il ne s’agit là que d’un modèle qui vaut ce qu’il vaut, on peut considérer le trouble démentiel à travers deux points de vue :
- Quel est le trouble pour le patient ?
- Quel est le trouble pour la famille ?

LA FAMILLE N’EST PAS SOIGNANTE :

Chacun sait que la démence perturbe la communication. [5] La souffrance du dément a pour une large part sa source dans les conséquences de cette perturbation : l’erreur la plus fréquente est de se figurer que le dément, parce qu’il est dément, n’aurait aucune conscience de ce qui lui arrive ; bien au contraire il se rend parfaitement compte (tout au moins pendant très longtemps) qu’il se passe quelque chose d’anormal, à telle enseigne que les réactions, notamment d’agressivité, qu’on observe chez lui sont fréquemment les témoins de sa détresse. Du coup il va de soi que la situation ne sera tenue que si l’entourage est capable de gérer correctement sa propre attitude.

Se pose alors une question.

La famille est porteuse de tout un passé, de toute une relation, de toute une affectivité. Son rôle est d’aimer le dément, de l’entourer au nom de leur histoire commune. C’est cela qu’elle a à exprimer en propre.

D’un autre côté les soignants sont des professionnels ; on ne paie un professionnel qu’à proportion du savoir-faire qu’il s’est acquis. [6] Leur champ est la technique, la relation d’aide, l’écoute psychothérapeutique.

Le problème est que la communication avec le dément est une communication anormale, et que les repères habituels y manquent. [7] Ce manque de repères ajoute à la perturbation, et à la souffrance de la famille, qui non contente de voir la dégradation de son parent se sent inapte à maintenir avec lui une communication résiduelle, avec tout ce que cela peut engendrer de culpabilité et de déstabilisation.

On est donc fortement tenté de fournir à la famille quelques indications techniques, quelques clés lui permettant de décoder le discours du dément. Expliquer tel trouble du comportement permet de mieux le supporter, de le circonscrire, de l’apaiser. Rappeler les conséquences d’une perte de la mémoire permet de ramener à sa juste valeur la souffrance du dément devant une séparation, et de déculpabiliser la famille. Il y a des techniques permettant de réduire l’agressivité du dément, il y en a d’autres pour gérer la déambulation, etc. C’est donc dans la mesure où la famille acquiert les techniques des professionnels qu’elle peut améliorer son efficacité tout en diminuant son niveau de souffrance (ce qui lui permet de réaliser un gain supplémentaire).

Toutefois cela implique une difficulté.

Il ne saurait être question de mettre en cause l’aide puissante que la connaissance de la technique peut apporter aux familles. Mais on doit garder à l’esprit ce qu’a de radical l’antinomie entre le monde de la famille et le monde professionnel.

Le professionnel de la relation est celui qui a fait vœu d’asservir son comportement au seul critère de l’efficacité. Cela ne signifie nullement qu’il doive renoncer à éprouver des sentiments : non seulement on se demande comment il pourrait bien s’y prendre pour y parvenir, mais encore, et bien au contraire, les émotions qu’il ressent lui sont de précieux indicateurs pour se repérer dans la relation avec le patient. Mais ses sentiments, ses émotions, sont pour lui des outils dont il peut se servir à condition de savoir qu’il le fait. Le professionnel est celui qui sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Il n’est jamais autorisé immédiatement à exprimer ses sentiments, ni à avoir une attitude spontanée : s’il le fait il en est comptable, et il doit être capable de reprendre sa distance dès que le besoin s’en fait sentir, faute de quoi il ne remplit pas sa mission fondatrice qui est d’assurer la sécurité de ceux qu’on lui a confiés. [8] En somme son modèle est celui que Watzlawick décrit sous le nom d’injonction paradoxale : « Sois spontané », et c’est pourquoi l’acteur est le paradigme du soignant.

A l’inverse le monde de la famille est celui où s’expriment les émotions brutes ; aucune technique ne doit venir en perturber le cours, le régulateur est uniquement l’amour des protagonistes. Nul plus que l’amant n’est éloigné de l’acteur.

Et il n’est pas possible de tenir simultanément les deux positions. Ou on est dans la technè ou on est dans l’Eros. On rêve d’un compromis entre les nécessités de l’affectif et celles du professionnalisme, mais c’est un leurre : au mieux on ne trouvera qu’une cote mal taillée. [9]

C’est à l’obscure lumière de cette problématique qu’il faut étudier les choix qui sont faits dans la prise en charge du dément relativement aux familles.

LA FAMILLE EST SOIGNANTE :

Il est important d’attirer l’attention des proches du dément sur le fait qu’elle ne peut à la fois être dans un rôle de soignant et dans un rôle de parent ; et il faut le faire en termes explicites : « Il faut que vous deveniez des professionnels du soin, faute de quoi non seulement vous n’allez pas pouvoir aider votre parent, mais encore vous allez au-devant de souffrances qui risquent de vous détruire et de nuire à votre efficacité ».

Il faut donc conseiller aux familles de s’initier aux techniques de communication, et de prendre l’habitude de décoder le comportement de leur parent. C’est à l’évidence légitime : cela permet à l’aidant de mieux comprendre ce qui se passe, condition essentielle pour améliorer l’efficacité de la relation et pour atténuer la souffrance de résultant d’une trop grande incompréhension.

Cependant il y a deux objections.

La première est théorique : pour reprendre la terminologie de Watzlawick, le rapport entre Eros et technè n’est pas contradictoire mais paradoxal [10] : il n’y a pas contradiction, car on ne saurait sérieusement soutenir que l’amour interdit la compétence. Mais il y a paradoxe car l’attitude professionnelle est irréductiblement fondée sur une certaine mise à distance que la relation amoureuse cherche à abolir. Or ce que nous demandons ici c’est au parent d’être professionnel sans pour autant cesser d’être parent.

La seconde est pratique : l’aidant qui tâche de professionnaliser son attitude ne peut manquer d’éluder certaines de ses réactions affectives. Par là il manque sa mission première qui est de maintenir avec son parent dément une relation naturelle. A la perturbation induite par la démence va se surajouter une perturbation engendrée par l’adaptation de l’aidant. En caricaturant, que devient un dément qui n’est entouré que de soignants ? Cette difficulté dans laquelle il se débat, et qui est de ne pouvoir vivre normalement une relation normale, peut-on espérer la réduire en ne lui offrant que des relations de synthèse ? On en vient à se demander si la souffrance des aidants n’est pas nécessaire au maintien d’une relation saine avec le dément : on ne triche pas impunément avec la réalité, surtout quand on prétend prendre en charge un patient qui est en difficulté face à cette réalité ; et la réalité est que la démence est un drame douloureux pour tous.

Ce n’est pas que des aménagements, des améliorations, des équilibres ne puissent pas être trouvés entre ces deux ordres d’impératifs ; tout le travail de soutien des familles vise à réaliser ce type d’aménagements. Mais il importe probablement de garder à l’esprit qu’au vrai il ne saurait s’agir d’un équilibre. Tout ce qu’on peut faire, c’est la part du feu.

FAIRE SON DEUIL :

Le conjoint ou l’enfant du dément souffre presque toujours de l’étrangeté de la situation : son parent décline, déchoit, s’efface ; le cri du cœur est : « Ce n’est plus ma mère ». On apporte une aide puissante à ces aidants en leur permettant de prendre acte de ce sentiment. Il est important de pouvoir leur dire : « Vous avez raison : votre mère a disparu, et ne reviendra plus. A la place, il y a quelqu’un d’autre, quelqu’un qui a un lien très fort avec votre mère (et c’est bien pourquoi vous l’aimez), mais qui suit un chemin étrange et terrifiant de déconstruction et de désapprentissage. Votre rôle (et le nôtre) est de l’accompagner sur ce chemin ».

L’immense avantage de cette manière de voir réside dans la possibilité qui est offerte à l’aidant de ne plus se référer à un passé révolu : le grand mécanisme de la souffrance est de se trouver devant le spectacle de ce parent qui n’est plus, et jamais plus ne sera, à la hauteur de ce qu’il a été. La déchéance crève le cœur, et dans une large mesure elle le sèche. Ce que nous faisons en parlant ainsi c’est permettre à l’aidant de ne plus regarder son parent avec les lunettes du passé, mais de l’encourager au contraire à le regarder d’un œil neuf, l’invitant du même coup à découvrir de nouvelles potentialités. En somme il faut inciter le proche à voir son malade à la lumière de ce qu’il est, et non à celle de ce qu’il a été ; il faut l’inciter à le voir dans le présent, et non dans le passé.

Mais quand on fait une telle proposition il faut aussi garder à l’esprit qu’elle n’a pas de sens : si je ne considérais que le présent du malade, je ne viendrais pas le voir : c’est en raison de son passé qu’il m’est cher, c’est parce que j’ai un passé avec lui que je veux avoir un présent.

Par ailleurs il faut rester conscient des dangers de ce genre de propos. En premier lieu il faut compter avec l’éventuelle toxicité d’une telle parole, et des fantasmes de mort, voire de mort-vivant, qu’elle peut mobiliser. Mais il y a aussi des critiques qu’on ne manquera pas de formuler : comment l’aidant peut-il vivre le deuil proposé d’un être encore en vie sans buter contre l’écueil du deuil anticipé ? Il va de soi que ce message ne saurait être délivré tel quel, ni sans un soutien psychologique énergique. Mais si on prend les précautions nécessaires on n’observe pas de phénomène de deuil anticipé.

Enfin cela n’épuise pas le sujet, car là aussi le problème est sans doute que cette position risque d’induire une perturbation importante : l’aidant souffre de regarder le dément avec les yeux du passé, mais le dément est lui aussi à la recherche de ce passé et souffre largement de ne pouvoir le retrouver. Si nous encourageons l’aidant à tourner le dos au passé, nous l’incitons de ce fait à ne plus placer au centre de son esprit ce qui est au centre de celui du dément ; ne risquons-nous pas de ce fait d’aggraver la difficulté du malade ?

C’est probablement à considérer. Mais il existe un autre aspect de la question : quel est le but de la prise en charge ?

On ne prend guère de risque à dire que l’enjeu est le confort du dément. Cette proposition semble aller de soi mais elle n’est au vrai absolument pas simple. Par exemple, on peut supputer que la principale source de souffrance pour le dément réside dans la conscience qu’il a qu’il perd ses capacités intellectuelles. Ceci conduit à penser que la condition de son confort serait de ne plus savoir qu’il devient dément, et qu’il doit se sentir nettement mieux quand il s’aggrave. [11]

Mais si tel est le cas, on en vient à se dire que les stratégies que nous mettons en œuvre pour préserver les fonctionnalités du dément (et notamment les traitements anticholinestérasiques que nous prescrivons pour retarder l’échéance) pourraient bien manquer singulièrement de pertinence. Peut-être ferait-on mieux de dire que ces stratégies sont adaptées à l’idée que nous nous faisons de ce qu’il convient de souhaiter. Et si on devait bien plutôt souhaiter au dément de s’aggraver le plus vite possible ? Les actions que nous menons chez le dément sont construites sur le modèle de ce que nous faisons pour les déchéances physiques ; or l’extrapolation de ce modèle aux troubles de l’intelligence est probablement tout à fait inadaptée : soigner un dément n’est en rien le réparer, la perte d’autonomie psychique ne se rééduque ni ne se compense comme la perte d’autonomie physique.

Bref il se peut qu’on ait raison de conseiller à l’aidant (et symboliquement au dément) de tourner la page et de s’adapter à une nouvelle évolution. Mais qui ne voit qu’il faut en débattre ?

LE BÉNÉVOLAT :

Allons plus loin : il pourrait être utile aux aidants de venir dans le service qui accueille leur parent pour participer à sa vie. On peut en effet admettre l’idée que l’amour des familles pour leur parent dément est le principal obstacle à l’apprentissage de la vie avec lui. Redisons-le encore, nous sommes dans le paradoxe : il faut tenir à la fois que c’est parce qu’elles aiment leur parent que les familles ont un rôle à jouer auprès de lui, et que c’est parce qu’elles l’aiment qu’elles ne peuvent pas le jouer. On peut donc imaginer que pour découvrir les clés du comportement de son dément le mieux serait de s’occuper du dément des autres. [12]

On pourrait donc les inciter à participer à la vie de l’unité en consacrant aussi une partie de leur temps au contact avec d’autres déments, en n’oubliant pas, bien sûr de les assister et de les encadrer dans cette situation. Il n’y a probablement pas d’anomalie à procéder ainsi : ce qui est en jeu c’est de permettre au dément d’avoir une vie sociale, et dans une vie sociale normale les interactions sont multiples. Ce n’est plus une famille qui rend visite à un malade, c’est un groupe qui vit.

Naturellement on ne pourrait envisager une telle proposition que moyennant un effort particulier de formation et d’encadrement. Au minimum il faudrait organiser l’équivalent d’un cycle de formation au bénévolat d’accompagnement, ainsi que les éléments de soutien, superviseurs, formation continue, groupe de parole, qui sont de mise en pareil cas. Mais ces précautions prises l’expérience pourrait être tentée.

Mais en demandant ainsi à la famille de s’occuper d’un dément comme si c’était le sien, ne prendrait-on pas le risque de la voir s’occuper de son dément comme si c’était celui d’un autre ? En d’autres termes, si le dément est en danger de dépersonnalisation, ne serait-on pas en train de l’aggraver ?

Ceci renvoie une fois de plus à la question centrale de cette courte étude : qu’est-ce que soigner un dément ? Le drame de la démence est que le patient est à la fois totalement le même et totalement un autre. Et qu’il n’y a pas de stratégie permettant de prendre en compte simultanément ces deux aspects de la question. Tout ce que nous savons faire est de nous contenter d’une attitude oscillant entre ces deux pôles, et de remplacer la position douloureuse et stérile par laquelle on tente désespérément de ressusciter un passé détruit par l’abandon pur et simple de ce passé.

Le problème n’a pas de solution, et c’est en cela qu’il intéresse le débat éthique. Tant il est vrai que l’homme est un animal étrange qui n’est réellement digne de lui-même que lorsqu’il s’acharne à réaliser des choses impossibles, et qui au reste ne servent généralement à rien.

Notes

[1On relira sur ce point par exemple J. Maisondieu : Le crépuscule de la raison, Bayard éd.

[2Et il y a de fortes chances pour que les commentaires, que chacun sait inopérants, sur le manque de volonté du malade ne soient que des aveux d’impuissance et des tentatives désespérées pour échapper à cette culpabilité.

[3Et il importe de relativiser cette piste de réflexion : J. Maisondieu, dans son ouvrage déjà cité, considère que les processus psychogènes sont à l’œuvre dans à peine 20% des démences.

[4Et voici encore une raison pour ne pas entrer inconsidérément dans le jeu de la culpabilité que nous avons décrit plus haut.

[5Maisondieu déclare pratiquement l’inverse : c’est parce que la communication est perturbée que le sujet devient dément, la démence étant plutôt à concevoir comme un désastreux processus de réparation ; mais il demeure qu’elle est vécue comme un trouble... On retrouve là peut-être le déjà vieux débat de l’antipsychiatrie : le délire est un langage, et loin qu’il faille le censurer il faut bien plutôt l’écouter et le comprendre ; le problème est qu’on n’y parvient pas et que les dégâts causés par l’élaboration secondaire ne permettent guère en pratique de laisser le délire se dérouler. De la même manière, quelle que soit l’origine du processus démentiel on ne peut songer à le laisser se dérouler jusqu’à ce qu’une hypothétique ouverture se fasse vers sa compréhension : une fois le trouble de communication installé il évolue pour son propre compte.

[6Si on me convoque au lit du mourant, ce n’est pas en raison de mon humanité : à ce compte on ferait aussi bien d’aller chercher le pâtissier du coin de la rue, qui me rend des points en matière d’humanité ; on m’appelle, moi et non un autre, parce que je suis médecin, c’est-à-dire détenteur d’une technique.

[7Par exemple toute communication suppose le décodage d’un feeedback : la communication n’est achevée que lorsque j’ai reçu de mon interlocuteur le message qui accuse réception du mien ; le problème avec le dément est que souvent le feedback est anormal, de sorte qu’il n’y a guère moyen de savoir ce qu’il a réellement perçu du message. Il faut des moyens particuliers pour gérer une communication de cet ordre.

[8Il n’est pas difficile de voir ce qu’une telle position a de frustrant pour des soignants, et combien violentes sont les réactions qu’à parler ainsi l’on déclenche ; mais telle est la situation : soigner est un métier, et l’outil est le cerveau, non le cœur.

[9Notons que le même problème se pose dans l’éducation des enfants : le rôle de père ou de mère suppose parfois une certaine dureté. Décider de devenir parent implique peu ou prou qu’on décide de devenir professionnel de l’éducation. Mais il y a antinomie entre la nécessité d’être professionnel et celle de laisser la relation parentale devenir le lieu excellent du dévoilement de l’amour.

[10Un rapport entre deux notions est contradictoire quand on ne peut avoir les deux ensemble ; il est paradoxal quand on ne peut avoir ni les deux, ni l’une ou l’autre, ni aucune des deux.

[11On a d’ailleurs le sentiment que les épisodes dépressifs semblent moins fréquents chez les déments profonds (à moins naturellement qu’ils n’aient fait que perdre leur aptitude à exprimer leur dépression).

[12Tout comme il est banal de voir que les parents savent toujours très bien ce qu’il faut faire pour les enfants du voisin.