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En réponse à :

L’agonie actuelle de ma grand mère

, par Michel

Bonsoir, Cécile.

Je crois que je comprends votre question et vos doutes, mais je ne vais probablement pas pouvoir vous répondre grand-chose : c’est une situation complexe, embrouillée, incertaine ; comme d’habitude. Et je suis loin.

Je vais donc me borner à glaner quelques éléments dans ce que vous écrivez.

Jusqu’au 19 décembre 2014, ma grand-mère de 89 ans vivait seule chez elle de manière plutôt indépendante (ouvre ses volets, s’habille, fait son lit, réchauffe son repas, prépare son thé, etc) bien qu’elle comptait sur la présence quotidienne de ma mère (ménage, cuisine) et d’infirmiers (pour l’administration de ses médicaments : Alzheimer sans grands symptômes, quelques oublis)

Il y a quelque chose dont on a du mal à prendre conscience en ce qui concerne le vieillissement. Ce qui vieillit le plus, c’est la marge de sécurité. Je veux dire que le sujet est parfaitement capable d’assumer sans problème les tâches quotidiennes, mais que ce qui tend à diminuer c’est l’aptitude à faire face à une charge imprévue. C’est aussi l’aptitude à se remettre rapidement d’une maladie ou d’un stress. La vieille personne passe ainsi presque sans crier gare du statut de personne en bonne santé à celui de malade au fond de son lit ou de son fauteuil. E toute la difficulté du gériatre est d’évaluer la situation et de supputer les chances de revenir à un meilleur état ; autant dire qu’à mon avis on se trompe souvent.

Notez qu’il en va de même, au plan intellectuel, de la démence : le malade reste longtemps capable d’assumer le quotidien, voire de se livrer à des opérations intellectuelles omplexes ; mais qu’on le prenne au dépourvu, et il s’effondre. C’est pourquoi je tiens à l’exemple de l’humour : le dément sait élaborer des traits d’humour extraordinaires, mais il supporte rarement qu’on lui en adresse : c’est que pour qu’un trait d’humour soit réussi il faut qu’il vous surprenne, et le dément ne sait plus gérer les surprises.

Le 19 décembre on la retrouve couchée dans son lit, hébétée et ne pouvant plus marcher : on la fait transporter à l’hôpital. Elle y est soignée pour une infection pulmonaire et elle reprend progressivement de la vigueur (elle communique, mange, demande à rentrer chez elle) sans pour autant parvenir à retrouver l’usage de ses jambes. A cet effet, un kinésithérapeute la prend en charge tous les jours avant son retour à domicile. Le médecin du service nous indique qu’elle peut marcher mais qu’elle n’en a pas la volonté, puis la renvoie à domicile le 22 janvier 2015.

Classique, et en même temps indécis : on a trouvé une infection pulmonaire. Mais on n’a pas, et pour cause, démontré si cette infection est la cause de la situation ou sa conséquence ; tout ce qu’on peut dire c’est que le traitement a été suivi d’une amélioration. Mais pourquoi ne marche-t-elle plus ? Parce qu’elle est restée couchée un peu trop longtemps ? C’est très classique, il suffit de deux ou trois jours d’hospitalisation pour qu’on ne puisse plus répondre de rien. Il se peut aussi qu’il y ait eu un accident (neurologique ?) passé inaperçu qui explique à la fois la grabatisation et l’infection respiratoire (une fausse route peut suffire). N’a-t-elle plus la volonté de marcher ? C’est possible, en tout cas cela permet au médecin de se défausser (je ne le critique pas : combien de fois moi-même...). Toujours est-il qu’elle est restée hospitalisée un mois, ce qui suffit à créer des situations très difficilement réversibles.

Sans avoir le temps de se retourner pour demander des aides à domicile pour les soins quotidiens, ma mère s’en occupe avec la plus grande difficulté.

Là par contre il y a de quoi être un peu fâché. A moins, évidemment, que les conditions locales fassent que rien ne pouvait être mis en place en termes d’aides à domicile. Car un retour à domicile se prépare, et en cinq semaines d’hospitalisation on avait le temps de s’organiser.

Le médecin traitant la visite le jour même et la déclare "grabataire", insistant pour la faire retourner en hôpital ou lui trouver une place en maison de retraite.

Je comprends, et j’aurais pu avoir la même réaction. Mais... qui a décidé ? pas lui, tout de même !

Le 26 janvier, grâce à l’intervention du médecin traitant, elle entre en maison de retraite, ce qui provoque un choc psychologique à ma grand-mère. En dehors de sa peine de quitter son appartement et son chat, ainsi que de son incapacité à se déplacer par ses propres moyens, elle se porte bien pendant les 4 premiers jours.
Puis le 30, on remarque qu’elle ne porte plus sa tête droite, elle tombe en arrière ou sur le côté. Le médecin croit d’abord à un phénomène de glissement (elle semble en effet se laisser aller, mangeant peu et communiquant peu)
.

Cela ne me semble pas très logique.

Ce qu’on entend par "syndrome de glissement" (je parle ainsi parce qu’on n’est pas sûr que cela existe réellement : le syndrome de glissement est un entité spécifiquement française, et la question est de savoir s’il s’agit d’autre chose que d’une forme de dépression, comme on le pense à l’étranger), c’est un état gravissime qui se produit à quelque distance d’un épisode organique aigu dont le malade a guéri, et qui se caractérise par un repli sur soi, un refus alimentaire, une grabatisation, très généralement une rétention d’urine, et toujours une constipation majeure. Le pronostic est très mauvais, la mortalité approche les 100%, le seul traitement qui marche à ma connaissance est l’électrochoc. Autant dire que le médecin qui diagnostique un syndrome de glissement doit faire un choix :
- Ou bien il tente quelque chose, et il hospitalise tout de suite.
- Ou il ne tente rien, et il assume les conséquences.
Personnellement dans une telle situation j’aurais probablement opté comme lui pour l’abstention. Sauf qu’ici il y avait ce signe étrange d’une tête qui tombe. Cela ne fait pas partie du tableau, et évoque un trouble neurologique ; dans ces conditions, même chose : soit on fait le scanner en urgence soit on ne le fait pas du tout. Peut-être ne l’aurais-je pas fait.

Mais le 6 février, il demande sa réadmission en hôpital.

Trop tard, donc.

Mais ce qu’il faut comprendre et accepter, c’est que nous sommes tous logés à la même enseigne : j’ai une malade que j’aime bien, que je soigne depuis des années, et coup sur coup je la vois hospitalisée un mois puis revenir dans un état très triste. Je suis inquiet, j’ai moi-même un deuil à faire, j’essaie de m’échapper de cette situation en préconisant une entrée en maison de retraite, mais je suis suffisamment honnête pour m’en sentir coupable... Quand les choses se dégradent je ne peux pas ne pas me sentir encore plus coupable ; dans un premier temps je pense qu’il faut laisser faire, mais je ne tiens pas le coup et je change d’avis. Classique. Les médecins sont des humains, ils sont fragiles. N’empêche que globalement ils soignent mieux que des machines, et à cause de leurs défauts mêmes.

9 février : elle est hydratée à la fois par perfusion et voie orale, se nourrit de purée. Elle se plaint de douleurs (escarres) et communique. Scanner cérébral effectué ce jour.

- Résultat du scanner ?
- Quoi qu’on pense des raisons pour lesquelles la situation est devenue ce qu’elle est, la présence d’escarres est une très mauvaise nouvelle.

Entre le 9 et le 12, arrêt de la perfusion - on passe en sous-cutané mais très faible passage du liquide par cette voie.

Ceci est lié au fait que beaucoup d’équipes ne sont pas correctement formées à la perfusion sous-cutanée. Il y a des habitudes, que rien ne justifie, mais qui ont la vie inexplicablement dure, la plus classique étant de perfuser en sous-cutané dans les cuisses, là où chez la majorité des malades il n’y a pas de place pour passer du liquide. Ne regrettez rien cependant : il est douteux que cette suspension des apports hydriques sur quelques jours ait eu des conséquences funestes ; d’ailleurs on ne sait pas si elle était déshydratée.

C’est dans cette même période qu’elle a les premières difficultés à s’exprimer, et perd la parole progressivement.

12 février : Le chef de service nous reçoit et indique qu’elle ne peut plus lui faire d’intra veineuse, qu’elle est dénutrie, a des problèmes de déglutition, a fait un AVC (probablement au moment où elle n’a plus tenu sa tête) et qu’il s’agit d’une fin de vie.

Moi, je veux bien. Mais de deux choses l’une : ou le scanner a montré quelque chose, et la situation est claire : on a un AVC ; ou il n’a rien montré et le diagnostic d’AVC est plus que douteux. On a sans doute plutôt affaire à une de ces situations où on ne comprend rien mais où ce qui devient chaque jour plus évident c’est que le malade est en train de filer et que tout ce qu’on pourra essayer de faire ne servira à rien, et relèvera plutôt de l’acharnement thérapeutique.

Elle nous assure faire le nécessaire pour ne pas qu’elle souffre, mais arrête les soins.
Ce jour même ma grand mère était devenue incapable de prononcer un seul mot, mais gémissait énormément (douleur généralisée)
.

C’est là quelque chose que je déteste : quand on a mal, on a mal quelque part, et pour une raison. Et il faut trouver cette localisation et cette raison. Il arrive que les douleurs soient diffuses mais :
- Elles n’ont pas lieu d’être intenses, et réagissent très bien à un peu de morphine.
- Il y a des douleurs d’autre nature, mais qui, elles, ne réagissent pas à la morphine ; elles appellent d’autres traitements.
- Le malade qui gémit est souvent un malade qui a mal, mais pas toujours : il n’y a pas que la douleur qui pourrisse la vie.
- Et le problème c’est que comme la morphine est tout de même un sédatif, il y a toujours une dose pour laquelle le malade se calme. Sauf que ça ne dit absolument pas s’il avait réellement mal, et que du coup on lui a peut-être imposé les inconvénients de la morphine alors qu’elle n’était pas adéquate.

La nuit, elle demande à mourir selon sa voisine de chambre.

D’où ma question : où en est-elle ? Si elle est incapable de prononcer un mot elle ne peut pas demander à mourir.
- Soit elle l’a réellement demandé et elle est capable de parler. Son mutisme a quelque chose de délibéré.
- Soit elle n’est pas capable de parler et alors elle n’a pas demandé à mourir.
C’est important parce que si elle l’a réellement demandé, c’est une demande à prendre en considération. Non certes pour envisager une euthanasie, mais pour délimiter le champ de l’acharnement thérapeutique. C’est d’autant plus important que les vieilles personnes sont parfaitement capables de se comporter ainsi et de créer, sans même le vouloir, les conditions qui vont leur permettre d’échapper à une évolution dont elles ne veulent pas. Votre grand-mère aura même eu l’élégance de feindre de s’adapter à la maison de retraite et de succomber à un imprévu. Tout cela de manière totalement inconsciente, bien sûr, mais redoutablement efficace.

15 février : notre cousine infirmière demande au personnel sur place de réessayer l’intra-veineuse, ils retrouvent alors une veine et l’hydratation est reprise ce jour
A partir du 16 février, on lui augmente quotidiennement ses doses de morphine en raison de ses fortes douleurs au moindre mouvement
19 février : le médecin nous reçoit une deuxième fois, nous indiquant lui administrer dorénavant de l’Hypnovel afin de calmer l’état très anxieux de ma grand-mère, il nous prévient que la mort peut subvenir rapidement, probablement avant la fin du week-end. Il précise également que sa prise de sang est correcte, que d’autres personnes pourraient vivre dans le même état
.

Soit. Ce sont là des prescriptions logiques (même si je garde ma réserve sur la morphine ; mais seule l’équipe qui la soigne peut juger sur ce point).

Mais il semble nous faire comprendre que la différence réside dans l’énergie vitale insufflée par la volonté de vivre, volonté qui serait éteinte chez ma grand-mère, la rendant particulièrement faible.

Ce qui revient à dire exactement ce que je vous ai expliqué à l’instant. Notez, on ne se refait pas, que c’est toujours la volonté de votre grand-mère qui est la cause de tout. Puissant moyen pour le médecin de lutter contre sa culpabilité. N’oubliez jamais à quel point les médecins luttent contre le sentiment de culpabilité.

Il lui soupçonne des problèmes de rein ou une hémorragie (sans plus de précision), mais devant l’état douloureux de ma grand-mère, ils n’ont pas voulu lui faire subir de scanner.

Heureusement ! non seulement le scanner ne donnerait rien, mais s’il donnait quelque chose on se demande quelles conséquences pratiques on en tirerait.

Tandis que nous apprenons à accepter cette difficile épreuve, nous la trouvons ensuite tous les jours endormie.
Or hier, le 22 février, nous la rejoignons en début d’après-midi et ses yeux sont grands ouverts, elle nous observe fixement tour à tour pendant de longs moments. Nous lui parlons, elle semble réagir et vouloir s’exprimer. Mais nous comprenons qu’elle n’y parvient pas, assommée par ces produits, elle émet tout juste un petit bruit. Nous profitons de cet état inespéré en lui passant ses chansons préférées.
Troublée, j’interprète ce moment telle une grâce, un soubresaut avant la mort.
Aujourd’hui pourtant, la grâce s’est reproduite. Après un long sommeil, ses yeux se sont réouverts au moment du départ de sa 2nde fille. Puis à son tour, ma mère lui a demandé si elle pouvait la laisser pour ce soir, si ça irait. Elle lui a répondu d’un léger clignement des yeux, un acquiescement ?

Je ferais mieux de me taire.

Des erreurs aussi incroyables, j’en ai vu ; j’en ai commis. On s’est tous ridiculisés au moins deux ou trois fois, dans un sens comme dans l’autre.

Mais tout ce que je veux ajouter, c’est que votre grand-mère a beaucoup de choses contre elle. Quelque explication qu’on donne de sa situation, elle n’en est pas moins grabatisée, dénutrie, escarrifiée. Cela me fait beaucoup, et le pronostic à quelques jours est très fâcheusement compromis.

Et si elle se remettait ? On peut le croire : on ne sait jamais, après tout. Sauf que ce "on ne sait jamais" est précisément ce qui fonde tous les acharnements thérapeutiques. C’est vrai, on ne sait jamais ; mais il y a des choses auxquelles il n’est pas raisonnable de croire, parce que si on joue cette carte le plus probable reste malgré tout qu’on va faire payer fort cher au malade une amélioration qui ne viendra jamais.

Ce que je pourrais proposer, c’est de revenir sur les sédatifs : j’ai l’impression, sur ce que vous dites, qu’elle s’est apaisée. On pourrait donc alors diminuer l’Hypnovel, réduire la morphine (on serait toujours à temps de remonter rapidement si l’inconfort réapparaissait, et voir ce qui se passe.

Mais était-ce vraiment son heure ?

Pardonnez-moi cette remarque cynique ; mais très souvent les malades meurent des erreurs des médecins. Parce que, surtout en gériatrie, le médecin est le plus souvent acculé à des hypothèses et des acrobaties. C’est comme ça qu’on soigne, du moins quand on est bon. Et j’ai souvent pensé qu’il en allait de mon métier comme de ces jeux vidéo : la question n’est pas de savoir si vous allez perdre, le jeu est programmé pour que vous perdiez ; elle est de savoir quand. De même, la question n’est pas de savoir si je vais faire une erreur, mais simplement laquelle, et quand. Le bon médecin est celui qui se trompe le plus tard possible.

En tout cas, hors la proposition de voir ce qui se passe quand on allège les sédatifs, je ne proposerais probablement pas de changer quoi que ce soit : il y a trop peu de chances pour que les choses s’inversent, et si elles doivent le faire vous en aurez un signe éclatant. Raison pour laquelle il serait utile de lui en donner les moyens en diminuant le traitement si son confort le permet.

Mais en fait je crois que les choses sont hélas irréversibles.

Merci à vous de m’avoir lu. J’ai écrit là des choses que j’avais, je crois, besoin d’écrire.

Bien à vous,

M.C.

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