Quelques problèmes culturels autour de la mort Cet arcicle a été révisé le 29 décembre 2011

(actualisé le ) par Michel

La peur de la mort, fondement de notre civilisation :

On peut dire de la civilisation occidentale qu’elle s’est plus que tout autre structurée autour du combat contre la mort : une énorme part du surplus économique est réinvesti dans les dépenses de santé ; s’est-on suffisamment demandé ce que signifie le fait qu’un Français sur 300 est médecin ? Ces chiffres sont d’autant plus surprenants que l’efficacité réelle de l’investissement est assez maigre : hors mortalité infantile l’espérance de vie dépend bien davantage du niveau de vie que du niveau sanitaire. La seule véritable raison de cet état de choses est la terreur panique de la mort, propre à notre culture. Cependant ne soyons pas trop dupes : on répète avec obstination que tous les hommes ont toujours voulu vivre le plus longtemps possible et à tout prix, alors que nous savons que c’est d’une remarquable fausseté ; mais nous avons besoin de cette fiction d’unanimité pour continuer de supporter notre propre peur...

Cette peur va au-delà de la mort : elle vise à éloigner de notre conscience tout ce qui de près ou de loin peut la rappeler. C’est devenu un lieu commun que de dire que notre société valorise l’image de la jeunesse et de la santé. Mais voyons cela un peu plus en détail. La publicité fournira ici un assez bon exemple.

Peur de la mort ou peur des transitions ?

Quels sont les personnages mis en scène par la publicité ?

Il y a des enfants ; mais ces enfants sont utilisés pour vendre des produits qui les concernent, ou bien qui leur seront achetés par des parents jeunes : il y a très peu d’adolescents, ce sont des enfants entre 2 et 8 ans ; le comble est Mixa bébés, où l’idée est de faire consommer le produit bébés par les mamans.

Il y a une écrasante majorité de jeunes femmes de 20 à 30 ans. On ne voit arriver que quelques femmes de la quarante-cinquantaine, encore s’agit-il alors de vendre des produits qui luttent contre le vieillissement.

On commence à rencontrer quelques personnes âgées. Elles vendent des produits d’assurance dont le point commun est de garantir à leurs enfants (qui ont entre 20 et 30 ans) que la vieillesse ne les encombrera pas. Ces personnes âgées sont toutes en bonne santé. Dans la publicité Norwich Union [1], le thème mis en scène est celui d’une mort dont il faut bien parler mais qui promet de frapper d’un coup, et à l’improviste.

Quant aux grands-parents notoires, ils ne sont admis qu’entourés de leurs petits-enfants (voir publicité pour les bonbons Werthers).

Ce qui disparaît ainsi de l’image publicitaire, ce sont les transitions : adolescence, ménopause, grand âge. Et naturellement la faiblesse et la maladie. En somme ce qu’il s’agit de gommer, c’est l’existence du vieillissement, c’est-à-dire du temps. On n’admet la mort qu’à la condition qu’elle soit instantanée. Cette question du temps sera retravaillée lors de l’exposé sur les aspects philosophiques et spirituels : elle est centrale.

L’évolution de la médecine vient renforcer cette tendance : de plus en plus on en vient à considérer que, dans l’altération de la santé liée à l’âge, le vieillissement biologique tient une place assez marginale ; laissées à elles-mêmes les fonctions biologiques permettraient longtemps le maintien des capacités. C’est tout à fait exact ; mais il n’en reste pas moins que de la sorte on tend de plus en plus à envisager l’avancée en âge comme une verte vieillesse achevée par une phase brutale de dégradation terminale. Il ne s’agit pas ici de critiquer ce qui est à l’évidence un bienfait, mais de prendre acte de ce que cela implique.

De la même manière encore, on oublie trop souvent que le statut de la personne âgée se modifie dans nos sociétés : jusque dans les années 50-60 il était banal de mourir vers 65 ans. Ainsi disparaissait le chef de famille, et celui qui prenait sa place était un homme de la quarantaine, en pleine activité, en pleine possession de ses moyens, et dont les enfants, à peine entrés dans la vie, étaient encore sous son autorité. De nos jours le patriarche meurt à 80 ans ; celui qui prend sa place en a 60, il est retraité, et n’a plus guère de pouvoir sur ses propres enfants qui ont déjà bien entamé leur vie. Ce qui se déroulait sur trois générations se déroule maintenant sur quatre, et cette modification conduit le vieillard à perdre toute utilité sociale. C’est là aussi à l’évidence une évolution bénéfique, mais elle a des conséquences.

On sait que dans d’autres sociétés (africaines par exemple), la situation est différente, même s’il serait imprudent de l’idéaliser. Quelle que soit l’explication qu’on en donne le fait de déléguer le pouvoir de décision aux Anciens a pour double conséquence que ces derniers demeurent des acteurs du jeu social (et il est assez logique de confier un rôle de réflexion à ceux qui n’ont plus les moyens de l’action), et que les jeunes savent qu’avec l’âge leur tour viendra de commander. Cela fait que ni les uns ni les autres ne tiennent la vieillesse pour un naufrage social. Et il faut remarquer que cette conception ne peut être mise en œuvre qu’à la condition que la société ne bouge pas trop vite (car cela tendrait à périmer l’expérience dont les Anciens se prévalent) et que les conditions de vie ne soient pas trop dures (car cela tend à distendre les solidarités).

Donc notre civilisation met en scène une vie qui se déroule de manière uniforme et horizontale, pour se terminer brutalement par une mort qui survient comme un accident. Il n’y a rien d’autre à faire que d’accepter cet état de choses : la préparation à la mort est une utopie. Mais cela ne peut que renforcer la détresse des sujets en fin de vie : ce qui leur arrive alors est nécessairement incompréhensible, puisque, d’accord avec la civilisation, ils vivaient jusqu’ici dans l’illusion que le temps ne s’écoulait pas.

De ce point de vue, on parvient à une conclusion étonnante : contrairement à ce qu’on dit souvent, notre société contemporaine est sans doute plus rétive au changement que les sociétés traditionnelles. Tout change autour de nous, mais si vite que cela ne nous atteint pas : ce qui ne change pas, c’est le changement, et le tourbillon nous renforce dans le sentiment de notre permanence. Au contraire, dans les société traditionnelles, l’homme évolue et se transforme dans un environnement qui ne change pas, ou change moins vite que lui.

Et, comme on l’a vu plus haut à propos de la publicité, les images du temps qui passe sont données par les transitions, adolescence, grand âge, maladie. La société occidentale a horreur des transitions.

Une image sera fournie par le comportement vis-à-vis du cadavre. Car le cadavre est un objet insolite, qu’il est même difficile de nommer : quel nom donner à cette chose qui était quelqu’un l’instant d’avant et qui n’est plus qu’un amas de chair ? Peut-on dire que c’est encore Louis ? Mais on dit bien pourtant que Louis n’est plus, qu’il n’y a plus de Louis. Et c’est à bon droit qu’on parle de « dépouille » ou de « restes ». Pourtant cet objet, cette chose étrange et apaisée qui ressemble à Louis, ce quelque chose n’est pas si peu Louis que ça. Objet innommable, indéfinissable, objet de transition.

C’est une des raisons pour lesquelles il faut vite se débarrasser du cadavre.

On sait que toutes les civilisations ont eu la même horreur de la décomposition, et qu’elles ont essayé de se prémunir contre cette horreur, soit en la ralentissant (momies), soit en l’accélérant (crémation). C’est sans doute là aussi une manière d’éluder une transition. Mais il y a un monde entre la hâte avec laquelle les sociétés occidentales et méditerranéennes se débarrassent de la dépouille et la longueur des cérémonies funèbres des civilisations africaines. Dans l’une d’entre elles il est dit qu’on n’enterre le mort que quand l’âme est sortie du corps, et elle le fait sous la forme d’une mouche.

Apprivoiser la transition : le rite :

Pouvons-nous aider à ramener dans notre société la notion du temps qui passe ? Peut-être, mais cela suppose une révolution culturelle. Il est vraisemblable que l’instrument de cette révolution s’appelle la cérémonie.

Voyons cela d’un peu plus près.

Dans les unités de soins palliatifs où les soignants sont confrontés à ce scandale (le grec skàndalon désigne la pierre sur laquelle le pied trébuche) qu’est le SIDA, ces derniers ont souvent pris l’habitude d’évacuer une partie de leur souffrance en se livrant à un certain nombre de gestes qu’ils désignent comme des rituels : ce peut être un patchwork, une réunion autour des photos des malades décédés, ou de bougies, etc. Ce sont des gestes qu’ils ont inventés plus ou moins spontanément et auxquels ils donnent des significations diverses. Ils ont conscience de créer ainsi une tradition.

Cependant il n’est pas certain qu’on puisse parler ici de rituels, ou de traditions. En effet les soignants qui s’y adonnent ont conçu ces gestes en fonction du sens qu’ils entendent leur donner ; ils savent pourquoi ils les ont choisis, et c’est le plus souvent en raison de la charge émotionnelle qu’ils contiennent. Or la caractéristique essentielle d’un rituel est que ceux qui le pratiquent sont le plus souvent incapables de dire exactement pourquoi ils le font. La réponse la plus fréquemment faite aux ethnologues est : « Nous le faisons parce que nous l’avons toujours fait ». D’ailleurs le mot traditio indique « ce qu’on raconte ». Ailleurs la réponse est : « Nous ne savons pas ». Ou encore on fournira une explication, mais qui n’est guère convaincante. L’inexplicable est un critère du rite.

Et l’analyse est parfois très subtile. Il faudrait se pencher sur la question des toilettes mortuaires. Dans ces toilettes, beaucoup de choses se jouent chez les soignants, de sorte qu’on pourrait espérer qu’une étude de cet acte capital permettrait de diminuer leur souffrance [2]. D’autre part on pourrait repérer des rituels, ou des vestiges de rituels, ou des rituels naissants, et par là réintroduire la culture dans la mort. Mais il ne faut pas se tromper.

Par exemple, tous les vieux soignants ont appris qu’il faut obturer les orifices naturels. Et tous en connaissent la raison : il faut éviter que des écoulements intempestifs ne viennent souiller les vêtements du mort. Voici un geste qui s’explique ; ce n’est donc pas un rite mais un simple geste technique. A moins que l’explication ne soit fausse. Et c’est le cas [3].

Car en obturant les orifices, on ne résout pas le problème de l’urine. D’ailleurs il existe d’autres méthodes plus simples, comme de mettre une couche ; ou plus efficaces : les musulmans se prémunissent contre ce risque en pressant délicatement l’abdomen pour le vider. Enfin on saisit mal quels écoulements intempestifs justifient qu’on obture aussi les oreilles. A l’évidence l’explication technique ne rend pas compte de tous les caractères du geste. La véritable raison est donnée par les paysans roumains qui obturent l’anus avec deux œufs cuits et un œuf cru : c’est que le diable, qui cherche à s’introduire dans le cadavre, ne supporte pas les œufs crus. Là, nous sommes dans le rituel. Ce que le regard moderne a perdu de vue, c’est qu’un orifice sert à sortir, mais aussi à entrer... Cette erreur est fréquemment commise : quand on envisage le vitrail, on parle beaucoup de la lumière qui colore les pierres de l’église ; mais si une fenêtre sert à faire entrer la lumière, elle sert aussi à regarder dehors ! Et il y aurait beaucoup à dire sur le vitrail conçu comme hallucination du monde qui vient. Cette double fonction des objets est une machine à symboles particulièrement puissante.

De même, il m’arrive d’assister au décès de mes patients ; dans ce cas je participe fréquemment à la toilette ; et la première chose que je fais est de retirer du corps toutes les aiguilles, les pansements, les sondes, bref toute trace de mon activité. Il s’agit là d’un comportement rituel, car au vrai cela n’a guère d’importance. Mais le cœur du rite, sa véritable explication est dans cette force inexplicable qui me pousse à effectuer cette tâche en toute hâte.

Rite, symbole et pensée magique :

Pour comprendre ce qu’est un rite, il faut le relier à la pensée magique ; essayons donc de percevoir comment celle-ci s’élabore.

Observons un feu : nous voyons immédiatement que le feu brûle mais qu’il faut l’allumer. Pour l’observateur cela signifie que le feu ne donne sa chaleur que si préalablement on lui en fournit.

L’observateur s’en va ensuite contempler un champ et constate que la terre ne donne du blé que si d’abord on lui en donne. Pour peu qu’il joue au loto et qu’il gagne, il notera qu’on ne gagne de l’argent qu’à condition d’en donner d’abord. Il découvre ainsi un principe fondamental de la vie : on n’a rien sans rien.

Il faut observer que le raisonnement qui vient d’être décrit s’appelle une statistique. Il n’y a aucune différence entre la pensée scientifique et la pensée magique : la seule nuance est dans la puissance de la statistique. Constat qui a une foule de conséquences.

La pensée magique commence quand on en vient à se dire que le principe « on n’a rien sans rien » ne doit rien au hasard, mais qu’il est décidé par une force immanente au monde, peut-être les dieux. Le principe devient alors généralisable, et le pasteur peut comprendre qu’il doit sacrifier aux dieux la génisse qui attirera la fécondité sur les troupeaux.

Ceci nous permet de pointer une autre différence, fondamentale, entre pensée scientifique et pensée magique : dans la pensée magique les lois sont décidées par les dieux avant toute création. la nature est le lieu où les lois s’incarnent. On sait que cette manière de voir restera celle du Moyen Age, pour qui la nature n’est que le miroir qui nous est donné pour y reconnaître l’image de son Créateur ; c’est pourquoi il est inutile d’observer la nature : en aucun cas elle ne peut s’avérer différente de ce que prévoit le projet divin, et les satellites de Jupiter n’existent pas parce qu’il est impossible qu’ils existent. Tout se passe comme dans ces conversations où l’un des interlocuteurs, prétendant savoir ce que l’autre pense, juge inutile de l’écouter et répond en fonction de son propre préjugé. Dans la pensée scientifique au contraire la nature est d’abord une matière qui s’organise ; c’est ce processus d’organisation qui engendre les lois. On sait que cette vision des choses ne s’imposera pas sans mal, et le « Discours de la Méthode » est sur ce point révélateur : Descartes y développe une conception de la recherche scientifique particulièrement exigeante, mais les exemples pratiques qu’il en donne sont bien loin du compte...

Cette différence est importante, car elle permet d’expliquer la différence dans le traitement des statistiques. Pensée magique et pensée scientifique ont le même but : il s’agit de prévoir le résultat des actions. Cela suppose qu’on élimine le hasard. La pensée scientifique le fait en multipliant les observations, de manière à diminuer la part du hasard. La pensée magique n’en a nul besoin : le hasard n’existe pas, puisque rien ne saurait échapper à la volonté des dieux (il est significatif de noter que les Anciens ont trouvé des dieux pour personnifier tous les phénomènes, mais qu’ils n’ont jamais pensé à inventer un dieu du hasard, dont la puissance eût pourtant été redoutable). Il en résulte que toute relation entre les objets témoigne nécessairement d’une volonté des dieux : tout a un sens. Cela autorise les statistiques sur un cas.

Faire une statistique sur un cas, c’est ce qu’on nomme un symbole. Le symbole est ce qui unit, en raison d’un sens à donner au réel, deux ordres de faits d’allure hétérogène. La fonction du rite est identique : le symbole est une image qui permet de voir le sens, le rite est un geste qui manifeste le sens. Le rite signifie le lien immanent qui unit deux choses a priori sans rapport. Il convient de rappeler que ce qui sépare, ce qui désunit, ce qui supprime le sens, le contraire de ce qui est sym-bolique, c’est ce qui est dia-bolique.

La fonction du rite est d’ordre poétique : tout comme les physiciens créent des collisions d’atomes pour étudier la structure de la matière, ainsi par leur entrechoc le poète révèle les secrets des mots. Si par exemple je dis : « La Terre est bleue comme une orange », je rends perceptible, par-delà le lien énigmatique qui unit la couleur bleue et la couleur orangée, une relation entre la chose-Terre et la chose-fruit. De même le rite juxtapose des images ou des conduites pour signifier l’unité mystérieuse de tout ce qui est. La seule chose qu’on sait sur le rite est qu’en l’accomplissant on ne fait que répéter les gestes sacrés effectués par les dieux à l’origine du monde en vue de lui donner son sens.

Il faut également remarquer que le rite effectue réellement ce qu’il entend signifier. Car dès lors que, même pour des raisons strictement utilitaires, le sujet entreprend une action, il faut bien qu’il tienne compte de sa portée symbolique. Si par exemple je veux bâtir une maison, je dois creuser des fondations. Simple question de technologie. Mais cela signifie également que rien ne peut être construit sans un contact avec les puissances fécondantes enfouies au sein de la terre. L’Église s’édifie toujours sur le tombeau des martyrs et, bon gré mal gré, tout bâtisseur est prêtre.

Il en résulte qu’on ne peut inventer un rite : le rite naît quand, méditant, l’Homme croit percevoir un lien entre les choses. Le rite est le résultat de la culture, et non une création arbitraire. Répétons-le : on n’explique pas plus un rite qu’un poème ; un rite qu’on explique n’est qu’une coutume, ou alors l’explication est fausse.

Conséquences pratiques : l’agonie :

Tout comme la toilette mortuaire l’agonie est un moment propice à la mise en culture de la mort. On doit certes relever que dans une civilisation qui fonctionnerait convenablement on n’aurait que faire du médecin lors de la toilette, ni lors de l’agonie : la mort n’est pas une maladie. Cependant il se trouve que dans notre société il en va autrement, et que le soignant est dans ces moments-là un acteur central. Même donc si tout son effort doit tendre à se rendre inutile c’est à lui qu’il revient d’assumer le rôle de maître de cérémonie ; il ne doit donc pas oublier qu’il remplit une fonction sociale de première importance, et que de la manière dont il la remplit dépend l’émergence d’une nouvelle culture de la mort.

L’agonie :

Face à un événement comme le deuil, on peut envisager deux positions :
- 1°) : On peut décider qu’il faut laisser libre cours aux émotions : le chagrin doit se dire, rien ne doit entraver le fonctionnement affectif, le sujet doit être laissé maître de ses options : toute tentative de normalisation conduit à la rétention affective, source de deuil pathologique.
- 2°) : On peut décider que les décharges émotionnelles doivent être encadrées, et se manifester selon les formes prescrites, évitant au sujet le désarroi né de l’absence de repères, et imposant au deuil une cinétique de nature à éviter les stagnations.

La différence entre ces deux manières de voir est évidemment un décalque de la différence entre conscience individuelle et conscience collective, et les défauts de l’une sont les qualités de l’autre. Il est donc illusoire de vouloir trancher, tout comme il serait illusoire, considérant que le processus d’individuation a fondé les excès de la civilisation moderne, de vouloir revenir à une vision plus collective de la société : une chose est de posséder une conscience collective parce qu’on n’a pas découvert la conscience individuelle, une autre est de renoncer à la conscience individuelle une fois qu’on y est parvenu.

La mise en cérémonie permet de réintroduire un certain encadrement des émotions. La technique adéquate est alors celle du théâtre.

Encore faut-il réfléchir à ce qu’on entend par là.

Le spectacle théâtral a une fonction rituelle : Lorsque les acteurs entrent en scène ils incarnent leur personnage, qui se met à vivre d’une sorte de vie réelle : le latin persona désigne le masque de théâtre : je ne suis que ce que je parais, mais je le suis réellement ; quant au public, il est physiquement présent dans la salle en même temps que les acteurs occupent la scène d’une même présence physique. C’est là une situation singulière : le problème de la place du spectateur est posé dans tout processus artistique car, ne faisant pas partie de l’histoire, sa présence vient en perturber le cours ; et c’est cette perturbation qui est l’enjeu même de la représentation. Le cinéma élude la question en mettant sous les yeux du spectateur des images des acteurs ; l’écran a une double fonction : il est l’écran sur quoi l’histoire se projette, mais il fait écran à la fusion entre le spectateur et le spectacle. C’est cette différence dans le mode de présence de l’acteur et du public l’un à l’autre qui explique qu’il y a des gags qui fonctionnent au théâtre et pas au cinéma, et réciproquement : c’est que le statut du rire n’est pas le même au théâtre et au cinéma, surtout parce que l’acteur ne peut réagir au rire du spectateur. Les Grecs l’avaient bien senti, qui avaient inventé le chœur, représentation du public sur scène. Le chœur ne joue aucun rôle dans l’action, il ne fait que la commenter, faisant pénétrer physiquement le spectateur dans le drame : le rôle du public est si important que les Grecs le lui ont écrit. Ainsi les émotions, les situations symboliques mises en scène acquièrent le même statut que le rite : on ne peut les jouer sans du même coup les revivre.

La messe chrétienne se place en principe dans cette mouvance. Elle est conçue comme une pédagogie de l’âme et du cœur dont le fonction est de préparer à participer au miracle de la transformation du pain et du vin. Il n’est nullement blasphématoire de déclarer que, l’homme étant tout à la fois corps, cœur et âme, c’est dans son intégralité qu’il participe au sacrifice de la messe, ce qui implique que la gestuelle et l’émotion, bref le théâtre, y ont leur part. A défaut de quoi on se demande pourquoi il faudrait s’y agenouiller... Et la messe réalise ce qu’elle met en scène, non seulement parce que les chrétiens disent que le pain et le vin se transforment réellement mais aussi, comme on l’a vu, parce que le rite effectue réellement ce qu’il dit.

Il y a plus : le statut de l’acteur est identique à celui du médecin. Conçu comme un psychothérapeute, le médecin a en effet pour mission de recevoir le discours du patient ; ce discours engendre chez lui des émotions avec lesquelles il doit compter, qu’il doit apprendre à mettre à distance et restituer au patient en les contrôlant ; et si dans certaines situations il peut s’autoriser à faire état de son ressenti sans rien en rabattre, il doit pouvoir reprendre à tout moment sa fonction de soignant, sous peine de ne pouvoir remplir le rôle pour lequel on le convoque, qui est de veiller à la sécurité de ceux qui se confient à lui. Le médecin n’a jamais le droit de renoncer à sa technique, et sa spontanéité ne peut jamais être spontanée.

L’acteur est dans la même situation. Tout comme en effet le médecin est prisonnier du discours de son patient, l’acteur doit se tenir prisonnier strict de son texte : il n’a aucune maîtrise sur ce qu’il dit. Par contre il est libre de la manière dont il le dit. Il lui est donc possible de réaliser un dosage émotionnel, canalisant les affects sans pour autant briser toute possibilité d’improvisation. Qui plus est l’acteur exerce un métier ; cela veut dire qu’il utilise une technique, et que ce n’est que moyennant cette technique qu’il est un professionnel. Il arrive que l’acteur se laisse aller aux émotions qu’il éprouve réellement ; mais il ne peut, sous peine de perdre sa fonction de médiateur entre un auteur et un public, s’autoriser à perdre pied au point de ne plus pouvoir retrouver sa technique [4]. Notons du reste que cette technique l’aide puissamment, précisément, en lui imposant une salutaire distance par rapport à son sujet, tout comme la technique du psychothérapeute lui permet d’éviter de se laisser subjuguer par le transfert.

C’est la similitude des positions de l’acteur et du soignant qui pousse à proposer une mise en scène de l’agonie.

Dans la phase agonique, le soignant doit veiller en effet à signifier plusieurs choses :

1°) : La sécurité : Le rôle du soignant est de garantir que le mourant est à l’abri de toutes les souffrances inutiles ou évitables. Il doit pour cela montrer qu’il gère avec le plus grand soin les aspects techniques de l’agonie. Il importe donc qu’il veille à effectuer tous les gestes techniques nécessaires, notamment les soins de bouche et les rectifications de position. S’il n’y a pas de gestes techniques à faire, et s’il le juge nécessaire, il ne doit pas craindre d’en inventer : il faut savoir prendre un pouls devenu superflu ; il n’est pas absurde de faire une prévention d’escarres à un quart d’heure du décès : on manifeste ainsi le désir de préserver la beauté du corps, le respect de la personne à son extrême fin, l’importance du toucher, etc. Ce n’est que si elle est libérée de cette inquiétude que la famille peut donner libre cours à son deuil commençant. De même le soignant doit garder un œil sur le comportement de tous les protagonistes et manifester sa compassion ou son affection à qui en a besoin.

Naturellement cette manière de faire a ses limites : la mise en scène de la technique a une fonction rassurante, et il faut savoir s’en servir. Mais il ne faut pas davantage oublier que le but implicite de tout ceci est de permettre aux soignants de désinvestir la situation, et de se retirer sur la pointe des pieds. Il faut donc énormément de doigté pour jouer cette partition. On conçoit sans peine, par exemple, que les « gestes technique » doivent absolument être des gestes, c’est-à-dire qu’ils doivent limiter le recours à l’outillage : prendre le pouls, n’est pas prendre la tension.

2°) : La normalité : Dans un deuil débutant tous les comportements sont a priori normaux. Le deuil pathologique est avant tout affaire de durée. Le rôle du soignant est ici de rassurer les participants sur ce qu’ils éprouvent ou manifestent. Il doit donc s’attacher à permettre toutes les expressions, et son attitude, sa gestuelle, doivent incarner cette permissivité.

3°) : L’intimité : Plus peut-être que dans d’autres circonstances, le médecin doit mettre ici en scène qu’il est un étranger, au mieux l’ami de la famille ; quoi qu’il lui en coûte il n’a pas sa place auprès du mourant. Il doit donc réduire sa présence au lit du malade au strict nécessaire, étant entendu que ce strict nécessaire tiendra compte des besoins scéniques décrits ci-dessus. Il est souvent adapté de se tenir dans la pièce voisine, et de venir faire à intervalles réguliers une apparition : il accomplit quelques gestes techniques, il vérifie que tous les participants sont comme il convient, et si c’est le cas il retourne à son livre ou à ses mots croisés. Il ne restera qu’au moment du dernier soupir, qu’il doit valider et où sa présence est utile pour atténuer la tension dramatique de l’instant.

4°) : La sacralité : le soignant doit signifier que l’instant en cours échappe à la condition usuelle de la vie. C’est un moment à part, un kairos, dans lequel le temps s’écoule différemment, où les gestes ont un sens nouveau et plein, où rien ne doit être laissé au hasard. La beauté des gestes prend ici toute son importance : tout mouvement effectué auprès du mourant doit être empreint de lenteur, de gravité et de tendresse ; il doit adapter sa gestuelle, et tenir compte du fait que sa main n’a pas la même beauté selon que la paume est tournée vers le haut ou vers le bas, selon que le bras du mourant est saisi ou soutenu... Tout ceci s’acquiert petit à petit, mais il serait bon sans doute que cela bénéficie d’un minimum d’enseignement.

Notes

[1Les publicités mentionnes ici sont anciennes ; on ne serait pas en peine de leur trouver des équivalents plus récents ; c’est le cas par exemple de cette publicité pour un produit laitier censé (faussement) lutter contre l’ostéoporose, et qui vise à montrer combien il est facile de ne pas faire son âge.

[2Depuis quelques années on observe que la toilette mortuaire est de plus en plus assumée par les sociétés de Pompes Funèbres. Il faudra se demander si ce changement est neutre pour les soignants, ou s’ils se sentent dépossédés de quelque chose.

[3D’ailleurs cette pratique tend à disparaître, sans qu’on sache pourquoi elle disparaît, tout comme on ne savait pas très bien pourquoi elle était là

[4Voir sur ce point, bien sûr, Diderot : Le paradoxe sur le comédien, Hermann éd.