Ethique et dignité : deux mots difficiles

13 | (actualisé le ) par Michel

ETHIQUET ET DIGNITE : DEUX MOTS DIFFICILES

Les mots d’éthique, de dignité et de spiritualité sont parmi les plus en vogue dans le Mouvement des soins palliatifs. Il n’est que de parcourir une revue spécialisée pour trouver des articles essayant de faire le point sur ces questions.

Le problème est qu’ils le font à grand-peine, et que pour l’essentiel ils en restent à esquisser une définition. Situation paradoxale si l’on songe à ce que cela signifie : ainsi les concepts que nous mettons au fondement même de notre pratique ne sont même pas déterminés... La chose est assurément difficile, et précisément il se pourrait que la raison de cette difficulté soit la même dans les trois cas : éthique spiritualité [1], dignité sont des catégories qui ont à voir avec ce qu’il y a de plus énigmatique dans le fonctionnement humain.

L’éthique :

Il est usuel [2] de dire que morale et éthique désignent la même chose : le Littré définit l’éthique comme « la science de la morale » ; l’étymologie identifie ces deux notions, et c’est vrai, notamment au plan étymologique : le latin appelle morale ce que le grec appelle éthique.

Cependant cette étymologie même montre l’ambiguïté du concept.

Car en français, le mot « mœurs », qui désigne la manière dont les gens se comportent, a la même origine que le mot « morale », qui désigne la manière dont les gens devraient se comporter. Cette relation provient du latin, ou mores désigne les us et moralia les choses de la morale. En grec les choses sont pires puisque très grossièrement [3] êthos désigne la coutume et éthos désigne la vertu (d’où en français « éthique » et « éthologie »). La belle unité du concept d’éthique se fendille ainsi dangereusement, et ceci invite à réfléchir sur l’usage qui peut être fait des mots dont nous disposons.

La notion d’éthique peut être comprise à partir d’une réflexion sur un thème comme le racisme.

Il convient d’admettre en effet que nous n’avons à opposer aux thèses racistes aucun argument sérieux. La position officielle (Ruffié, Jacquard, Monod...) est qu’ « il n’y a pas de races dans l’espèce humaine ». Or ceci correspond à un triple non-sens [4].

Non-sens philosophique : « Il n’y a pas de races dans l’espèce humaine ». Il n’y a pas de races du tout, et dans aucune espèce animale. La notion de race ne correspond pas le moins du monde à un objet concret, c’est une simple catégorie fabriquée par les hommes en vue de faciliter le classement des animaux. Autant dire que je suis libre de créer des races comme il me convient.

Non-sens scientifique : la démarche du zoologiste est de classer les animaux en fonction de critères de ressemblance le long d’une arborescence qui comporte les ordres, les embranchements, les classes, les groupes, les familles, les genres, les espèces, etc. Ainsi le requin-marteau est un requin, donc un sélacien, donc un poisson, donc un vertébré, donc un animal. Ce classement est pertinent, ce qui signifie que le fait de classer correctement un animal permet d’en déduire des caractéristiques. Ainsi le fait d’observer une colonne vertébrale fait classer l’animal parmi les vertébrés ; on peut alors affirmer que cet animal a deux yeux, et qu’ils ne sont pas à facettes. De la même manière dans les animaux il y a les vertébrés, dans les vertébrés les mammifères, dans les mammifères les primates, dans les primates homo sapiens [5].

Il n’existe aucune raison de ne pas continuer : peut-on définir dans l’espèce homo sapiens des clivages pertinents ? Cela reste à voir. Mais tous les éleveurs savent que parmi les vaches il y a la frisonne, qui est noire et blanche, la charolaise, qui est blanche, et la blonde d’Aquitaine, qui est ocre. De même chez l’homme il y a les Blancs, les Noirs et les Jaunes [6]. Ce classement est-il pertinent ? Cela reste à voir. Mais tous les éleveurs savent que la frisonne est meilleure laitière, la charolaise meilleure pour la viande et la blonde d’Aquitaine polyvalente. De même il semble bien que les Noirs courent plus vite que les Blancs, et que les Blancs nagent plus vite que les Noirs. On dit, et il y a pour cela quelques raisons, qu’il s’agit là un simple facteur culturel [7]. Peut-être, je n’ai pas les moyens de vérifier ; mais à supposer même que cet argument de la culture soit solide, on ne voit guère où serait le scandale si on reconnaissait de telles différences. J’ai bien noté que ce propos s’est déjà retrouvé dans la bouche d’un leader d’extrême-droite, ce qui suffit à en montrer les dangers. Mais il ne suffit pas qu’une conception soit dangereuse pour dire qu’elle est fausse. D’ailleurs il y a pire ; car si nous admettons des différences physiques alors il est indispensable d’aller plus loin : car on ne saisit pas davantage au nom de quoi on refuserait d’envisager a priori des différences intellectuelles.

Ce qui fait le racisme, ce n’est pas la notion de race mais le fait d’affirmer que certaines races sont inférieures.

Bref nous n’avons aucun argument scientifique à opposer à ces gens-là. Et ceci conduit au non-sens stratégique : car il faut accepter d’en arriver au complet dénuement intellectuel pour pouvoir découvrir le seul argument qui vaille face aux racistes. Cet argument est éthique, et il est éthique parce qu’il n’est pas scientifique [8] : il s’agit d’une libre décision de ma volonté : l’homme est un animal qui s’abstient de créer des catégories au sein de sa propre espèce. La seule réponse aux thèses racistes, c’est la fraternité humaine.

Dire cela, c’est formuler un propos qui a la structure d’une définition : l’homme est un animal qui... Il importe de réfléchir sur ce point : car à l’homme appartient le privilège de faire venir les objets à l’être en les nommant. Rien n’existe autour de moi, qu’une bouillie moléculaire au sein de laquelle, par une libre décision de ma pensée, j’isole un amas moléculaire particulier que je nomme « moi », et que je distingue d’un autre amas moléculaire que je nomme « la chaise », lesquels baignent dans un amas moléculaire que je nomme « l’air ». Alors seulement les choses se mettent à exister. De même les chevaux n’existent pas. Ce qui s’est produit c’est que je me suis promené dans la prairie et que j’ai observé des animaux qui se ressemblaient ; j’ai donc décidé de leur donner un nom en commun, et depuis lorsque je vois un animal qui ressemble à ceux que j’ai ainsi dénommés, je dis : « C’est un cheval ».

Notons à ce sujet :
- Que la Bible ne déclare pas autre chose : Dieu créa les animaux, puis il les amena devant l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait [9].
- Que ce qui précède tranche en quelques phrases le débat central de la philosophie. On croit savoir que les choses sont un peu plus compliquées.

Bref, l’homme apparaît comme l’animal qui définit. Il est ainsi amené à se définir lui-même. On peut alors penser l’éthique comme la discipline par laquelle l’homme en devenir au sein du monde se donne à lui-même l’être en disant ce qu’il est. Toutes les propositions de l’éthique sont de la forme : « L’homme est un animal qui... ».

Cette définition de l’éthique n’annule pas les autres. Elle ne prétend pas davantage être la seule recevable, ou avoir raison contre d’autres visions du problème. Elle indique simplement une autre manière d’agencer les propositions. Toute la question est de savoir si cette manière de faire est plus performante que les définitions usuelles. Et si a contrario elle pose des problèmes plus difficiles.

Or il ne faut pas se cacher qu’elle en pose : par exemple, que serait une éthique chrétienne ? Ce qu’en effet la Bible dit, c’est que si l’homme est l’animal à qui échoit de définir les autres [10], il ne lui appartient pas de se définir lui-même : l’homme est l’animal qui peut manger de tous les arbres du jardin, sauf de celui de la connaissance du bien et du mal, ce qui suggère que le champ de l’éthique, précisément, lui est interdit ; la base éthique de la définition de l’homme est du domaine divin. Ceci pose incontestablement problème au regard de la définition de l’éthique ci-dessus proposée ; il n’est pas sûr que cette difficulté soit insurmontable.

La constatation d’une similitude étymologique entre éthique et morale ne saurait nous lier, car l’étymologie ne suffit pas à tout décider dans une langue : les mots ne sont que des outils, et une des conditions de la pensée droite est que des notions distinctes soient nommées par des mots distincts, et qu’inversement des mots distincts nomment toujours des notions distinctes [11]. Or, s’agissant de la morale et de l’éthique, il demeure qu’en français nous avons deux mots, et qu’au plan des concepts il y a bel et bien deux choses distinctes. Ne serait-il donc pas possible d’affecter chacun des uns à chacune des autres ?

L’homme reconnaît le plus souvent qu’il n’est pas autorisé à faire tout ce qu’il veut. Il existe un certain nombre de choses qu’il s’interdit ou s’impose. Parmi celles-ci, la plupart sont interdites ou obligatoires en raison d’un dommage qui pourrait en résulter pour autrui. Mais il existe un petit groupe d’actions que l’homme s’interdit ou s’impose alors qu’on ne voit guère quel tort cela pourrait causer à un autre. Ce que nous proposons, c’est de dire que les premières sont dans le champ de la morale, et les secondes dans le champ de l’éthique.

Supposons par exemple que mon ami me demande de porter ce bijou à cette dame. Je prends le bijou et la garde pour moi. J’ai fait du tort à la dame, qui n’a pas reçu le bijou ; j’ai fait du tort à mon ami, qui saura que la dame n’a pas reçu son cadeau. Il est facile de voir que j’ai mal agi.

Supposons maintenant que mon ami me demande de jeter ce bijou à la mer. Je prends le bijou et le garde pour moi. Incontestablement mon action est mauvaise et pourtant mon ami n’a subi aucun dommage [12].

On pourrait dire (philosophiquement les choses sont moins simplistes, mais cette distinction a une énorme valeur pratique) que la morale concerne ma relation à l’autre, alors que l’éthique concerne ma relation à moi. Naturellement toute position morale repose sur une position éthique : si je ne vole pas (morale), c’est parce que je ne suis pas quelqu’un qui vole (éthique) ; mais l’inverse n’est pas vrai : il existe des positions éthiques qui n’ont aucune conséquence morale.

Par exemple, la peine de mort n’est pas un problème moral : rien ne s’oppose en morale à ce que la vie d’un homme soit réclamée pour prix de sa faute. La question est purement éthique : L’homme est-il un animal qui peut désespérer de son semblable au point de lui prendre sa vie ?

Il est des domaines où cette distinction entre éthique et morale prend une importance capitale : c’est notamment le cas de la bioéthique. On peut même aller plus loin : si la bioéthique apparaît si souvent dans l’impasse, c’est peut-être parce qu’elle méconnaît cette différence fondamentale.

Ainsi la question des mères porteuses ne pose aucun problème de morale. Soit une femme qui veut un enfant et ne peut en avoir, et qui rencontre une femme qui peut avoir un enfant et n’en veut pas ; elles se mettent d’accord et, moyennant un dédommagement, la femme qui peut avoir un enfant le portera pour le remettre à sa naissance à celle qui en veut un. Il s’agit d’un contrat passé librement entre deux personnes dans un but louable ; la morale n’a rien à redire [13]. Sur le plan éthique par contre les problèmes se posent très rapidement : entre autres, que signifie le fait de payer pour un enfant ?

Dès que la discussion éthique paraît aboutir à des résultats pratiques, il faut se montrer particulièrement prudent.

Ainsi les manipulations génétiques sur l’humain font l’objet de restrictions sévères. Le motif habituellement invoqué est le risque écologique. Mais il va de soi que ce qui est utilisé ici s’appelle alors le principe de précaution, qui n’a pas tant que cela à voir avec l’éthique. La question réellement posée est de savoir si l’humain en tant qu’humain est défini par son patrimoine génétique d’une manière telle qu’il ne puisse y avoir accès. Cela pose la question éthique de manière radicale et inconfortable, puisqu’on ne voit plus guère dès lors comment justifier les manipulations à but thérapeutique.

De même il est interdit d’indemniser le don d’organes. La raison invoquée est ici le risque de dérapage. Ce risque est réel, et on sait quels abus sont commis dans ce domaine. Mais cette raison relève de la morale, et non de l’éthique. Une bonne manière de poser cette question en éthique est de demander si l’homme a le droit de disposer de son corps au point de pouvoir le vendre.

Même si la brièveté de ce texte interdit d’aller trop loin dans cette voie, on ne prend guère de risques en affirmant qu’une des principales caractéristiques de l’éthique est qu’elle ne sert à rien.

Quelle pourrait être alors la visée éthique ? On peut essayer de s’en faire une idée en réfléchissant sur des questions qui, peut-être, ne sont pas exactement éthiques mais qui posent tout de même des problèmes agaçants.

C’est le cas de l’échographie obstétricale. On ne voit guère pourtant ce qu’on pourrait objecter à cette pratique. Ceci cependant : l’échographie obstétricale permet de voir l’enfant avant l’accouchement. Depuis qu’on la pratique, il est devenu commun de parler à l’enfant, de le soigner, de l’opérer. Mais le fait d’établir avec cet enfant une relation (concrète autant que symbolique) aussi forte aboutit à une difficulté : comment peut-on désormais définir la naissance ? Jusqu’alors l’enfant naissait en sortant du ventre de sa mère ; peut-on dire de nos jours qu’il n’est pas né, cet enfant à qui l’on parle ? On sait d’ailleurs qu’il existe des civilisations où l’enfant n’est réellement né que lorsqu’on lui a donné son nom ; or nos jeunes couples modernes nomment l’enfant dès qu’ils en connaissent le sexe [14]... Mais dans la mesure même où on touche à la définition de la naissance, on touche, peu gravement peut-être mais réellement, à la définition de l’humain.

On voit ainsi ce que peut être la visée éthique : la question que se pose l’éthique est celle-ci : à quelles conditions puis-je me considérer comme un humain au moment où je me prépare à entrer en relation avec l’autre ? Et on voit du même coup l’erreur la plus fréquemment commise quand on prétend parler d’éthique : l’éthique ne vise pas ce que je pense de l’autre, mais ce que je pense de moi.

Si l’on consent à ce renversement, alors bien des difficultés s’évanouissent. La question de l’euthanasie par exemple peut être abordée d’une manière totalement différente.

Il arrive souvent au cours des discussions sur l’euthanasie que l’un des intervenants rapporte le cas de tel ou tel patient qui a posé une demande d’euthanasie en pleine lucidité, en pleine sérénité. Dans ces conditions le groupe répond habituellement de deux manières : soit en estimant qu’il ne s’agissait pas réellement d’une demande d’euthanasie, soit en faisant observer que le malade était certainement bien plus en souffrance qu’il n’y paraissait.

On a évidemment raison de parler ainsi, et devant une demande d’euthanasie le devoir du soignant est de s’acharner à rechercher les signes de souffrance méconnus, et à décrypter la demande réelle du malade. Mais il faut remarquer que les réponses qui sont ainsi faites sont les réponses qui nous arrangent, celles qui permettent de maintenir à peu de frais le tabou de l’euthanasie.

Le véritable courage est de reconnaître qu’il existe, même si c’est très rare, des demandes d’euthanasie légitimes, justifiées, recevables [15]. Dire autre chose, c’est s’interdire d’entendre le malade, c’est s’ériger en juge de ce qu’il pense réellement, ou de ce qu’il a le droit de vouloir. Il faut s’acharner à écouter le malade, à condition toutefois que le projet ne soit pas de l’écouter jusqu’à ce qu’il nous ait dit ce que nous voulions entendre...

Il y a donc des demandes d’euthanasie recevables. Du point de vue de la morale, la chose ne fait aucune difficulté, et rien ne s’oppose à ce qu’on accède au désir de quelqu’un s’il veut voir ses jours abrégés. Le seul problème est d’ordre éthique : l’homme est un animal qui ne tue pas son semblable. L’euthanasie est interdite, non pas parce que sa demande est illégitime, mais parce que sa réalisation l’est. Quiconque admet en éthique l’euthanasie admet du même coup que l’homme peut désespérer de son semblable au point de lui prendre sa vie, ce qui légitime la peine de mort.

Ainsi la principale erreur est de croire que l’éthique interroge ma relation à l’autre, alors qu’elle interroge ma relation à moi. Il se pourrait que l’erreur soit inverse en ce qui concerne la dignité.

LA DIGNITÉ :

Le droit de mourir dans la dignité apparaît inaliénable. L’un des points les plus tristement comiques dans cette affaire est qu’autour de la notion de dignité les tenants de l’euthanasie et les militants des soins palliatifs font surenchère de zèle et assaut d’amabilités. Alors qu’en fait le malentendu est massif : on a oublié de dire ce qu’est la dignité. Il faut dire que la chose n’est pas simple, à en juger par cet article déjà ancien de l’European Journal of Palliative Care [16] où un auteur s’essaye à définir la dignité et ne peut parler que de pudeur, de décence, de respect, toutes choses qui certes ont à voir avec la dignité mais n’en sont pas pour autant des synonymes.

Mais la question de la dignité demande à être clarifiée. Reprenons donc la discussion sur ce point : il est probable en effet que sous ce terme on entend des notions très différentes.

Un point tout d’abord, qui va renvoyer à la problématique précédente et au combat entre Platon et les sophistes. Il est fréquent d’entendre dire : « Vous avez votre conception de la dignité, j’ai la mienne, vous ne pouvez pas m’imposer la vôtre ». Cette manière de voir est totalement fausse.

Il y a des mots, et il y a des choses. Les mots servent à désigner des choses. La première nécessité pour se parler, c’est de vérifier que les mots servent à désigner la même chose pour tout le monde. Dès lors il y a deux positions :
- Soit on dit : le mot « dignité » existe, et chacun a le droit d’y mettre ce qu’il veut : c’est le mot qui crée la chose. Il faut donc accepter que les avis sur la dignité soient divergents : c’est la position des sophistes.
- Soit on dit : la dignité est une notion qui existe. Avant d’en parler il faut se mettre d’accord sur ce qu’on entend par là, et s’il s’avère que sous le nom de dignité on regroupe des notions différentes, alors il faudra trouver un nom pour chaque notion : le mot est au service de la chose. C’est la position des platoniciens.

Or il est probable que sur ce point c’est Platon qui a raison : si on ne se met pas d’accord sur les mots, on a peu de chance de pouvoir se parler.

Il faut donc essayer d’analyser le concept de dignité. Et on observe que deux opinions s’affrontent : pour l’une la dignité est une valeur inaliénable de tout être humain ; pour l’autre il s’agit d’une notion subjective, dont la personne même est seule juge. On retrouve ici, soit dit en passant, notre vieux clivage : les platoniciens diront que la dignité est une valeur absolue, transcendante, dont l’homme n’a pas la maîtrise, les sophistes penseront au contraire que c’est moi qui juge de ma dignité.

Rappelons tout d’abord que le mot tire son origine du latin. La dignitas est une notion juridique : il s’agissait d’un titre honorifique qu’on attribuait à certaines personnalités. Le fait de recevoir la dignitas impliquait que les autres modifient leur comportement : on se levait devant le chevalier, on ne parlait pas avant le sénateur, etc. En d’autres termes l’attribution de la digintas avait avant tout des effets visibles. C’est cette notion qu’on retrouve dans des formulations comme : « Il a été élevé à la dignité de commandeur de la Légion d’Honneur ». C’est également cette notion qui permet de dire : il a reçu un cadeau digne de lui ; ou même : je n’ai pas de traitement digne de ce nom. A noter que dans ce contexte la notion de dignité croise celle de bien : un traitement digne de ce nom est un traitement qui correspond à ce qu’il est bon de faire ; le latin d’église connaissait la formule dignum et justum est : cela est bon et juste.

Ce qui importe ici c’est le caractère visible de la dignitas. En elle-même, la dignitas ne produit rien ; par contre elle déclenche une attitude particulière de l’entourage, et cette attitude se dit re-spicere : regarder de manière positive et aimante (quia respexit humilitatem ancillae suae…) ; re-spicere donne respect, le respect que méritent les personnes respectables ; autrement dit il s’agit de cette considération distinguée dont on nous assure à la fin des courriers ; ou la considération dont on entoure les personnages considérables. La dignitas, c’est la médaille : la fonction de la médaille est de signaler au public que celui qui l’arbore doit être traité avec des égards particuliers. Bref, la dignité ne vaut que par la modification qu’elle déclenche dans le regard de l’autre, et cette modification s’appelle le respect. Ce qui est important dans la dignité, ce n’est pas la dignité mais le respect. Il s’ensuit naturellement que ceux qui ne sont pas revêtus de la dignitas n’ont pas à être respectés.

C’est le christianisme qui vient modifier la donne. Et il le fait de manière proprement révolutionnaire : Ce qu’il dit, c’est que la dignitas n’est pas conférée par un pouvoir terrestre, mais que c’est Dieu qui en est maître. Et que Dieu accorde la dignitas à tout humain, du fait même qu’il est humain. Cela signifie simplement que toute personne humaine a droit au respect, c’est-à-dire à ce regard de considération que réclame la dignitas.

Dans ces conditions, comment peut-on entendre les propos différents qui se tiennent au sujet de la dignité ?

Ceux qui parlent de la dignité comme d’un caractère immanent à l’homme sont dans la position chrétienne. Ce qui importe c’est le regard de l’autre.

D’autres, c’est le cas des tenants des soins palliatifs, font valoir au fond que la question de la dignité n’a pas à être posée : il n’existe aucune situation où le sujet n’appelle pas un regard de respect.

Sans qu’ils s’en rendent compte, ceux pour qui la dignité est laissée à l’appréciation du sujet disent la même chose : que signifie en effet « mourir dans la dignité » ? Il s’agit très exactement de garder la possibilité de se conduire de manière à susciter dans le regard de l’autre la même considération que si on était revêtu de la dignitas (au demeurant les épithètes sont bien ici « noble », « impérial », « hiératique », etc.). On voit ici que le lieu du jugement est bien ce fameux regard de l’autre : ce que revendiquent les tenants de l’euthanasie, c’est le droit de dire ce qui est digne à leurs yeux. Or la pierre de touche n’est pas la dignité mais le respect ; comment fera-t-on pour régenter le regard de l’autre ?

A leur insu, ce qu’ils disent fonctionne différemment : ils disent que s’ils étaient spectateurs de leur situation ce qu’ils verraient ne les conduirait pas à poser sur eux un regard de respect. Ce dont ils parlent c’est de la crainte de la déchéance (et juridiquement on peut bel et bien être déchu d’une dignitas). Ils disent que certaines situations interdisent de recevoir la dignitas. Ainsi ils méconnaissent que la question de la dignité est totalement étrangère à cette problématique : la dignité n’est que ce qui oriente le regard d’un autre. Et l’on sait bien d’ailleurs que les situations qui terrorisent les tenants de l’euthanasie renvoient surtout à des fantasmes de décomposition ou de régression intellectuelle qui n’ont rien à voir avec la dignité et qui d’ailleurs ne les empêcheraient nullement de regarder avec respect l’autre qui en serait victime. Il suffit de demander si à leurs yeux il est possible qu’un homme tombe dans une situation où il ne mériterait pas d’être regardé avec respect.

Et ce qui suit n’est pas facile à exposer, encore moins à admettre. On peut approcher la question au moyen d’une expérience, que chacun a déjà faite, mais qui a toute chance d’être fondatrice pour la conscience humaine.

Supposons que je me mette à parler ; comme je parle l’autre entend ma voix. Moi aussi j’entends ma voix ; et pourtant, je n’entends pas la même chose que lui. Lui, il entend les vibrations qui sont transmises par l’air à partir de mes cordes vocales. Moi j’entends cela aussi, bien sûr ! mais en plus j’entends les vibrations qui sont transmises par mes cordes vocales à travers ma tête. Cela fait que le timbre de la voix que j’entends n’est pas celui que l’autre entend. C’est ce qui explique que quand j’entends une conversation au magnétophone je reconnais instantanément sa voix, mais que je ne reconnais pas la mienne, et que quand je la reconnais je ne l’aime pas. A lors on dit : c’est le magnétophone qui marche mal ; mais c’est faux : sa voix à lui n’est pas déformée, c’est seulement la mienne ! et ma voix au vrai n’est pas déformée : simplement je n’ai pas l’habitude de l’entendre. L’autre entend ma voix alors que moi je ne l’entends pas.

De la même façon, je ne vois jamais mon visage. Le miroir ne me renvoie qu’une image symétrique, et ce n’est pas la même. C’est ce qui fait que sur la photographie je reconnais instantanément le visage de l’autre, mais que le mien a toujours à mes propres yeux quelque chose d’étranger.

On pourrais multiplier les exemples ; peu importe.

Ceci n’est d’ailleurs pas seulement négatif : c’est ce qui fait que j’ai une identité. Tout l’univers en effet est accessible à mes yeux ; pour les étoiles il y faut le télescope, pour les microbes le microscope, mais enfin, au moins symboliquement, je peux tout voir. Tout sauf une petite partie : moi. Moi, par définition, c’est le point aveugle, c’est cette partie de l’univers qui me sera à tout jamais inaccessible parce que, quoi que je fasse, elle sera toujours derrière mes yeux. De ce point de vue (de ce seul point de vue, naturellement !) je suis, et je ne suis, que ce qui pour moi ne peut faire l’objet d’aucune connaissance : je ne connais que l’autre, et seul l’autre me connaît.

Il s’ensuit un certain nombre d’évidences qu’il faut cependant méditer. Par exemple la manière dont je me coiffe n’a pour moi aucun intérêt : je ne vois pas mes propres cheveux. Si je me coiffe, c’est en raison de l’autre : ce qui m’intéresse c’est le regard de l’autre et ce que je vais lire dedans. Les soins de l’apparence extérieure en général n’ont de raison d’être que dans la mesure où l’autre les voit. Autrement dit, je ne me coiffe que pour plaire. Il en est qui prétendent se coiffer ou s’habiller simplement parce que cela leur plaît, et qu’ils n’ont que faire du regard de l’autre. Mais c’est évidemment faux, le look qu’ils se sont choisi est de toute manière fait pour être vu, même si ce qui doit être vu n’est que le désir de braver le regard de l’autre.

C’est seulement de cette manière qu’on peut aborder la question de la dignité. La dignité n’est pas une valeur en soi, c’est au contraire toujours une fonction du regard de l’autre. On n’est pas digne : on est digne de quelque chose, ou on est digne dans son comportement devant les autres. Cela signifie que c’est toujours l’autre qui est juge de ma propre dignité. L’être se donne au monde par cette partie de lui qui échappe, précisément, à sa propre connaissance, ce qui fait qu’il ne peut savoir et encore moins juger de ce qu’il est pour l’autre.

Ainsi le mot de dignité n’a aucun sens en dehors d’une relation. Qu’en serait-il, au demeurant, de la dignité d’un homme seul, d’un homme que personne ne verrait ? Peut-on penser la dignité en dehors d’un regard ? Qui est seul n’a par définition de comptes à rendre à personne, et s’il se prend à se poser la question de sa dignité c’est toujours sous la forme : « Et si quelqu’un me voyait ? ». Cela ne veut pas dire que je ne peux absolument pas en juger pour moi-même : les humains s’accordent sur une conception de la dignité, et je sais à quelles conditions l’autre est digne ou ne l’est pas. Mais quand j’extrapole de la dignité que j’accorde à l’autre à celle que je m’accorde à moi-même, je prends un risque : il demeure qu’en son fond la question de ma dignité est du ressort de celui qui me regarde. J’ai donc le droit de mourir dans la dignité, mais je ne suis pas libre de dire ce qu’est ma dignité. Il est surprenant de constater que la revendication de l’euthanasie naît dans des milieux socialisants, qui affirment haut et fort leur attachement à la solidarité. Or on vient de démontrer que cette conception aberrante de la dignité repose sur un déni du lien social, seul habilité à dire ce qui est digne.

La question de l’euthanasie est tout entière prise dans la perspective d’une relation. C’est ce qui permet de comprendre l’idée tenace que l’euthanasie serait un geste compliqué. Les films hollandais en particulier montrent des procédures extrêmement complexes, avec recours à des drogues d’accès limité comme les curares, alors qu’il y a infiniment plus simple, et que l’aspirine à dose convenable rend les mêmes services. L’art de mourir n’est pas si difficile à apprendre, et on est en droit de demander à qui veut le pratiquer de se renseigner au moins autant qu’il le fait pour acheter sa voiture. Pourquoi faut-il donc que l’euthanasie soit un geste compliqué ?

Il est difficile de répondre à cette question. Tout ce qu’on peut affirmer c’est que le résultat de cette complication est que le recours à un autre est ainsi rendu indispensable. L’euthanasie est maquillée en geste technique exigeant une compétence et imposant la présence du médecin. Il faudra réfléchir à cette curieuse inversion des données : ainsi donc, je suis le seul maître de ma vie, et je suis le seul maître de ma dignité ; mais pour ma mort j’aurais besoin de l’autre. Ma vie m’appartient, mais pas ma mort. Étrange.

Cette incompréhension de la question de la dignité éclate au grand jour dans le refus de la solution du sommeil induit : si l’altération physique ou mentale est telle que le sujet l’estime incompatible avec sa dignité, on peut le faire dormir. Pourtant cette solution est refusée par les tenants de l’euthanasie, au motif que la dignité de la personne n’y trouve pas son compte. Mais que veut dire cela ? Le problème du patient est réglé, puisqu’il ne se rend plus compte de rien ; il peut bien se dégrader, se couvrir de plaies malodorantes, devenir incontinent, il n’en sait rien. Ce qui gêne, précisément, c’est qu’il reste le regard de l’autre ; C’est celui qui assiste à cette fin éprouvante qui juge que ce n’est pas digne. Mais en disant cela on avoue, précisément, que c’est le regard de l’autre qui est la pierre de touche de la dignité. Il s’ensuit que l’homme n’est pas juge de sa propre dignité.

La condamnation la plus implacable de l’euthanasie a sans doute été prononcée par le sénateur Caillavet. Ce dernier racontait la mort de son père, qui a fait venir ses enfants pour leur demander : « Pensez-vous que le moment est venu ? ». Et les enfants ont répondu : « Oui » ; alors ils l’ont tué. Une théorie qui pousse un père à demander à ses enfants : « Suis-je bon à tuer ? » et qui pousse ses enfants à répondre : « Oui. » est une monstruosité.

En bref... :

On aboutit ainsi à une conclusion inattendue. L’erreur commise quand on parle de l’éthique est de croire qu’elle interroge ma relation à l’autre, alors qu’elle interroge ma relation à moi. L’erreur commise quand on parle de dignité est de croire qu’elle interroge ma relation à moi, alors qu’elle interroge ma relation à l’autre. Quiconque accepte de renverser cette double perspective verra s’effacer bien des complications...

Notes

[1La question de la spiritualité ne sera pas envisagée ici. On trouvera des éléments particulièrement dévastateurs dans M. Légaut, L’homme à la recherche de son humanité, Aubier, 1971.

[2C’est par exemple la position de P. Verspieren.

[3N’étant absolument pas hellénisant, c’est sous touts réserves que je donne ces indications de seconde main.

[4Non-sens auquel s’ajoute une terrible faute stratégique : car cela revient à dire que s’il y avait des races dans l’espèce humaine, alors le racisme ne serait pas absurde, ce qui est exactement le contraire de ce qu’on voulait affirmer.

[5Rappelons ce qu’est une espèce : c’est simplement l’ensemble des animaux qui peuvent donner naissance à des descendants féconds.

[6Il est savoureux d’entendre dénier cette évidence par des hommes qui sont parmi les plus performants pour distinguer d’un seul coup d’œil un Canaque d’un Mérina.

[7Par exemple on ne voit guère pour quelles raisons physiologiques les Blancs nageraient plus vite que les Noirs ; mais peut-être y en a-t-il.

[8Si l’argument était scientifique alors on serait dans le registre du vrai ou du faux, ce qui n’a pas de rapport (réserve faite que la recherche de la vérité n’est pas éthiquement neutre) avec le questionnement éthique.

[9Genèse II, 19.

[10Y compris la femme...

[11C’est notamment l’argumentation de Platon, par exemple dans le Sophiste.

[12Une bonne introduction à cette conception de l’éthique se trouve dans les films d’A. Tarkovski, notamment Nostalghia, Stalker, Andreï Roublev.

[13Naturellement le fait d’organiser les choses en faisant plus ou moins fonds sur la détresse des gens poserait rapidement un problème de morale.

[14Remarquons d’ailleurs que c’est dans les mêmes cercles et au nom du même raisonnement qu’on revendique le droit à l’avortement et qu’on use et abuse de l’échographie ; merveilleuse cohérence de l’esprit occidental.

[15Avec une réserve toutefois : l’homme est un animal social, la société a investi dans ma vie, je lui dois des comptes, et il n’est pas évident que l’homme soit maître de sa vie au point de pouvoir y mettre un terme.

[16Vol. 5 n° 6, nov.-déc. 1998.