Bénévolat et accompagnement spirituel Une version de ce texte avait été publiée en 1997 dans M. Montheil : Mort, éthique et spiritualité, l’Esprit du Temps, éd. Cet article a été relu le 14 avril 2012

4 | (actualisé le ) par Michel

BÉNÉVOLAT ET ACCOMPAGNEMENT SPIRITUEL

POSITION DU PROBLÈME :

La prise en compte des aspects spirituels de la fin de vie est l’un des chevaux de bataille du Mouvement des Soins Palliatifs. On aurait du mal à s’en étonner : s’occuper de soins palliatifs c’est tout de même avant tout parler de la mort. La mode a beau être à dire qu’on accompagne des vivants et non des mourants, ce n’est là qu’une phrase à la mode : si ces vivants-là n’étaient pas en train de mourir nous ne serions pas en train de les accompagner.

Il est donc assez naturel que le Mouvement des Soins Palliatifs se développe dans un environnement largement religieux : dans le Mouvement français on trouve en abondance des prêtres, des religieux, et un bon nombre des figures emblématiques du Mouvement se réclament de la chrétienté (on sait moins que la réciproque est vraie : il faudrait pourtant se souvenir que c’est à Pie XII qu’on doit en 1958 le premier texte réclamant que la douleur du malade en fin de vie soit traitée, et ce même si sa vie doit en être écourtée [1]). Il n’est même pas surprenant de voir faire irruption dans le Mouvement des éléments dont le comportement évoque une dérive sectaire.

Pourtant, malgré cela (ou à cause de cela peut-être) il est bien difficile de définir le sujet. Tout le monde parle de spiritualité, mais bien peu nombreux sont ceux qui cherchent à approfondir et à préciser de quoi il est question. C’est d’autant plus regrettable que des présupposés spiritualistes viennent subrepticement contaminer les notions les plus solidement admises en médecine palliative.

Prenons par exemple la pyramide de Maslow [2]. On sait qu’elle se laisse assez aisément réduire à trois niveaux : il y a les besoins physiques, les besoins psychologiques et les besoins spirituels. Et on commente souvent (ce en quoi on a tort) en disant qu’il est inutile de chercher à satisfaire les besoins d’un niveau donné tant qu’on n’a pas satisfait les besoins des niveaux sous-jacents.

Mais le plus important pour notre propos est que cette division des besoins en trois niveaux renvoie à l’évidence à cette autre division célèbre qu’est la trisection paulinienne sôma-psychè-pneûma. Certes il ne suffit pas qu’elle soit paulinienne pour n’avoir pas de sens, mais le Nouveau Testament n’est pas un manuel de médecine, et on ferait mieux de se demander pourquoi on traîne ainsi des catégories judéo-chrétiennes en un lieu où elles n’ont que faire.

D’autre part il serait temps de se souvenir que cette trisection, qui nous est tellement naturelle que nous l’utilisons sans même nous en rendre compte, est loin d’être universelle : l’immense majorité des civilisations sont totalement unicistes (et le judaïsme primitif, par exemple, ne souscrit pas à l’idée d’un homme qui serait « une créature raisonnable composée d’une âme et d’un corps » ; ce sont les Grecs qui, avec Platon inventeront cette conception de l’humain. Ultérieurement Platon, puis Aristote, tenteront d’affiner cette anthropologie en distinguant des régions de l’âme, mais c’est très grossièrement saint Paul qui fera prendre le tournant décisif pour ce qui est de notre culture).

Enfin, et surtout, il faudrait garder à l’esprit qu’en réalité la pertinence de cette trisection laisse un peu à désirer : on connaît les interrelations entre sôma et psychè  : c’est toute la psychosomatique ; on s’interroge trop peu, et pour une grande part ce sera notre sujet, sur le couple psychè-pneûma  ; quant au couple sôma-pneuma, on n’en parle jamais, et on a bien tort : si on le faisait on trouverait là probablement tout le yoga, mais aussi les manifestations corporelles de l’extase mystique.

Le soignant est nécessairement mal à l’aise devant les questions spirituelles : en effet il est conditionné par ses études et sa pratique à raisonner en termes de signes-diagnostic-traitement. Tout problème appelle une solution. On ne saurait le lui reprocher : son efficacité est à ce prix. Mais il faudrait être sûr que cette manière d’être est également adaptée à tous les niveaux de besoins du malade. Si l’on considère les besoins physiques, l’ambition, rarement atteinte mais toujours légitime, est d’arriver à la suppression de tous les symptômes. La technicité est donc pour le soignant un impératif logique ; de même en ce qui concerne les besoins psychologiques : le but théorique y est de supprimer toute angoisse. Mais les choses sont infiniment plus délicates quand il s’agit de spiritualité : la préoccupation spirituelle peut difficilement être assimilée à un symptôme...

D’ailleurs, pour peu qu’on y réfléchisse un instant, la notion même de « besoins spirituels » laisse rêveur. Un besoin, c’est quelque chose qu’on peut définir et satisfaire. Le besoin est de l’ordre de ce que je peux combler par un don. Or on voit mal en quoi le questionnement spirituel pourrait être annulé par un don. Cette notion de « besoins spirituels » n’a probablement guère d’autre raison d’être que de permettre au soignant de se montrer efficace, ou de s’en donner l’illusion, en agissant. C’est par le don du médicament ou de la technique que le soignant satisfait les besoins physiques ; c’est par le don de son écoute de professionnel qu’il se montre efficace pour répondre aux besoins psychologiques. Mais s’agissant de spiritualité, quel don pourrait-on bien envisager ?

C’est sans doute à cause de ce contresens que la notion même de spiritualité est si difficile à isoler et à définir. Son surgissement en fin de vie est évidemment lié à la question récurrente et lancinante qui se pose à l’homme depuis qu’il a conscience d’être, mais qui devient plus aiguë à la fin de son parcours : quel sens à tout cela ? À quoi bon avoir vécu puisque je meurs ? À quoi bon être si le prix à payer pour être est celui de la limite ?

Or il se trouve que ce sont les religions qui dans nos civilisations sont chargées de traiter ce problème. Le plus souvent donc la prise en compte des besoins spirituels se réduit à demander si le sujet a des convictions religieuses. S’il en a les choses rentrent dans l’ordre : il suffit de renforcer sa croyance ; le soignant peut tout à son aise se donner pour tâche de renforcer la conviction, pourtant plus souvent alléguée que réellement profonde, du mourant, et dans ce travail de bétonnage il trouve sa raison d’être. S’il n’en a pas, on va rechercher ce qui dans sa vie a pu en tenir lieu : pour peu qu’il soit syndicaliste ou militant politique on n’aura de cesse d’en faire un saint laïque... Il faudrait pourtant se demander si le schème religieux est toujours et partout le plus pertinent. Les choses sont plus compliquées lorsqu’on a affaire à quelqu’un chez qui on ne trouve rien de tout cela. Force est alors de se rabattre vers des notions comme le « bilan de la vie », ou la réconciliation, l’appartenance, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont une forte connotation psychologique. Et quand il se fourvoie dans la psychologie le soignant bien sûr est à son affaire (pourtant, ici comme dans bien d’autres situations en soins palliatifs, la grande difficulté est d’apprendre à ne rien faire, on y reviendra).

Ainsi l’ « accompagnement spirituel » se résume bien souvent à une soupe faite à parts égales de psychologie et de religion, ce qui n’est guère satisfaisant. Tout notre problème est donc de comprendre en quoi l’approche spirituelle des problèmes n’est pas réductible à l’approche psychologique, et en quoi l’approche religieuse est incapable de répondre à la question spirituelle.

SPIRITUALITÉ ET PSYCHOLOGIE :

Entre psychologie et spiritualité le tri est particulièrement difficile à faire, et ce pour trois raisons :
- Le lieu de l’action est largement commun au psychologue et à l’accompagnant spirituel : dans un cas comme dans l’autre c’est le cerveau qui est le lieu de l’intervention (c’est précisément cette difficulté qui amenait Aristote à distinguer dans l’âme des régions particulières, en prenant comme repère leur plus ou moins grande dépendance vis-à-vis de l’affectivité ; et il est probable que Plotin contribuera à la transmettre tout au long du Moyen-Âge, notamment grâce à son Traité 51). Comme le psychologique, le spirituel se dira par un langage, qu’il soit verbal ou non, et la matière première est le mot.
- Les symptômes sont communs aux deux champs : le sujet endeuillé est triste, le déprimé également. Pourtant la tristesse liée au deuil est un processus naturel, qui ne renvoie pas ou pas uniquement, au champ du psychologique, et qui ne relève pas, ou pas uniquement, d’un traitement.
- Non seulement les symptômes sont largement communs aux deux champs mais encore les moyens d’action le sont également : la première tâche du psychothérapeute est d’écouter, celle de l’accompagnant spirituel également. Ce qui change, c’est que le psychothérapeute ne peut s’arrêter là. Entendons-nous : en psychologie une bonne écoute est souvent suffisante : l’écoute a valeur thérapeutique. Mais on n’aide guère par ce seul moyen que les sujets dont l’appareil psychique n’est pas trop délabré. Dès qu’il devient nécessaire d’orienter le flot de la parole de l’autre, dès qu’il devient nécessaire de renvoyer au malade des messages en vue de modifier sa perception de la situation, on entre dans le champ de l’action psychologique. La principale difficulté que le bénévole va rencontrer est certainement la tentation de se transformer en psychothérapeute. Or son problème se pose autrement.

Dans ces conditions il est illusoire d’espérer délimiter précisément un champ qui serait psychologique et un autre qui serait spirituel. Tout ce qu’on peut faire, et c’est déjà beaucoup, c’est essayer de pointer ce qui dans une problématique renvoie à l’un et l’autre champ.

Un premier exemple peut servir à déblayer le terrain. C’est délibérément qu’on le choisit hors du champ de l’accompagnement de fin de vie.

Depuis quelques années, on voit se développer un discours sur le problème des enfants « nés sous x... », qui ont été adoptés et qui sont à la recherche de leurs parents biologiques. Les professionnels interrogés insistent sur l’importance qu’il y a à leur permettre de retrouver ainsi leurs origines. Et la législation a été adaptée dans ce but.

N’ayant aucune compétence en la matière, je me garderai bien d’énoncer une quelconque opinion ; je note cependant que jusqu’à une date récente les professionnels interrogés insistaient sur l’importance qu’il y a à les dissuader de retrouver leurs origines. Quiconque connaît un peu le monde des intellectuels, des psychologues et des éducateurs (et on ne parlera même pas des médecins...) ne manquera pas de se demander ce qu’un tel revirement doit à une mode inconsidérée ; par ailleurs le corpus de découvertes qui a permis de passer de la position ancienne (surtout dissuader) à la position actuelle (surtout rendre possible) n’a pas été largement vulgarisé. Mais laissons cela. Le problème est de savoir ce que fait le sujet lorsqu’il recherche ainsi ses origines.

Il ne conduit pas cette recherche comme un généalogiste du dimanche. S’il la mène c’est parce qu’il se sent en difficulté, et qu’il en est venu à penser que ces difficultés seraient moindres s’il parvenait à résoudre l’énigme de sa venue au monde. Et il se peut qu’en effet il en aille ainsi. Mais que fait-il quand il fait cela ? Il commence par postuler que les difficultés qu’il rencontre, et qui sont d’ordre psychologique, n’existeraient pas ou seraient moindres si sa naissance n’avait pas été mystérieuse. Il se peut que ce soit vrai, il se peut aussi qu’à procéder ainsi il commette une erreur dramatique, qui serait de se tromper sur les causes de son mal-être, en retardant ainsi la guérison.

Mais il y a pire : en réalité c’est la question posée elle-même qui n’a probablement pas de sens ; que fait le sujet qui se livre ainsi à une sorte de quête initiatique ? Il dit que sa naissance est porteuse d’un mystère ; trivialement il ne sait pas qui sont ses parents, ne peut pas en former une image, et garde grandes ouvertes les portes du fantasme ; ceci induit une difficulté qui est proprement psychologique. Mais ce n’est pas là le fond du problème qu’il pose : ce dont il s’agit, c’est de répondre à la question : « Pourquoi suis-je né ? ». Et il se figure que sa souffrance vient de ce qu’il n’a pas cette réponse, et que quand il l’aura il pourra enfin vivre librement. La réalité est autre : certes l’enfant « né sous x... » ignore comment et surtout pourquoi il est né, mais moi aussi. Je n’ai que des réponses lénifiantes et partielles qui tournent autour de l’amour de mes parents, ce qui ne m’éclaire en rien. L’origine est toujours un mystère, et personne ne peut dire pourquoi il a été conçu (et probablement pas davantage au fond pourquoi il a conçu). Tous les humains sont ainsi confrontés à l’énigme de leur origine, qui elle-même renvoie au mystère de l’avant-vie.

Loin d’être propre au sujet « né sous x... », le questionnement qui se laisse ainsi mettre à jour est donc universel. Tous les humains sont confrontés à cette difficulté de ne pas savoir pourquoi ils sont sur Terre (ce qui au reste n’est qu’une manière de formuler la question du sens de la vie, qui se décompose en deux interrogations : il y a le « pour quoi suis-je vivant ? », mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi le « pourquoi »). Ajoutons-y une autre difficulté : non seulement les enfants « nés sous x... » mais au vrai tous les humains sont tentés de croire que leur vie repose sur un mystère fondateur [3]. Et l’un des enjeux de l’existence est de percer ce mystère ; or la clé du mystère, précisément, est qu’il n’y a pas de mystère (tout comme sans doute la seule conclusion possible d’une psychanalyse est qu’il n’y avait pas de problème). Mais il est bien difficile de vivre sans le refuge de ce mystère sur lequel on peut reporter tous les maux et toutes les imperfections.

Dans ces conditions, il se peut fort bien que l’enfant « né sous x... » tire un grand bénéfice de la rencontre de ses parents. Mais il se peut aussi qu’il en sorte appauvri : parce qu’il aura indûment attribué à ce mystère des problèmes qui n’avaient pas de rapport avec lui ; parce qu’il sera passé à côté d’un questionnement spirituel en le confondant avec un questionnement psychologique ; parce qu’enfin il aura imprudemment abandonné le leurre confortable d’un mystère qui absout de tout.

Un autre exemple est celui de la dépression, sur laquelle, dangereusement, le discours médical se fait de plus en plus imprécis.

Il y a une forme de dépression qui s’appelle la mélancolie. C’est la dépression grave, la plus dangereuse, celle qui conduit au suicide. Son mécanisme est celui du délire : il s’agit d’un délire de dévalorisation, le mélancolique se considère comme fondamentalement mauvais [4].

Mais il y a d’autres formes de dépression, les plus nombreuses, qui sont caractérisées par ce qu’on pourrait appeler en simplifiant outrageusement des pathologies de l’élan vital. Ce sont des pannes de la motivation ; et l’entourage le sent bien, qui ne cesse de répéter au malade : « Tu n’as qu’à avoir la volonté » ; sa seule erreur est de ne pas voir que, précisément, la perte de volonté peut être une maladie et que parlant ainsi il suppose le problème résolu. Il y a certainement de nombreuses problématiques qui vont aboutir à l’émergence d’une dépression. Mais tout cela ne doit pas masquer une réalité importante : contrairement à ce qu’on dit, et plus encore sans doute à ce qu’on veut croire, l’élan vital, l’instinct de conservation, sont des données qu ne vont pas de soi. Il y a des gens que la question déjà rencontrée précédemment : « Pourquoi suis-je vivant ? » met en difficulté. Il y a des gens qui souffrent de cette question, il y a une pathologie de la spiritualité. L’erreur commence quand on veut en faire une question psychologique. Au demeurant il est significatif de noter que l’efficacité des antidépresseurs semble tout de même dépendre nettement des formes de dépression. En somme beaucoup de déprimés, et sans doute beaucoup plus encore de toxicomanes ou d’alcooliques sont en proie à une souffrance non point psychologique mais spirituelle : la recherche d’une raison de vivre ne relève pas de la psychologie. Au demeurant le sens commun ne s’y trompe pas qui conclut : « Il leur faudrait une bonne guerre. » ; on ne saurait le souhaiter, bien sûr, mais il est certain qu’un bon moyen de percevoir la raison de sa vie est de la mettre en jeu ; ce que font les toxicomanes. La toxicomanie ne peut sans doute guère être comprise, ni le toxicomane aidé, sans une référence solide à la problématique spirituelle.

Peut-être aura-t-on à présent un peu plus de facilité à distinguer les questions psychologiques des questions spirituelles. Répétons-le : il est vain de chercher à séparer les deux de manière absolue ; l’homme ne peut penser qu’avec son psychisme, et toute question est d’abord psychologique.

Mais il y a une différence : la difficulté psychologique est toujours liée à une certaine imperfection de l’être humain. Ainsi le mécanisme de la perte tel que l’a décrit Kübler-Ross relève de la psychologie. Si des difficultés surviennent dans la gestion des différentes phases de ce processus, leur prise en charge relève du psychologue. Le deuil pathologique, le deuil bloqué, sont dans le champ de la maladie. Dans le processus des « stades du mourir », le sujet parcourt ces différentes étapes, mais il n’y a là rien d’inévitable et un sujet en pleine possession de ses moyens pourrait en faire l’économie.

Par contre la crise spirituelle est liée à la nature même de l’être humain et son parcours ne peut être évité. La condition humaine implique en effet une part d’inconfort, voire de souffrance, et c’est cette part qui fait l’objet d’un accompagnement. Par exemple, il est dans la nature de l’être humain, dans la nature de tout être réel, de ne pouvoir se trouver à la fois ici et ailleurs. L’une des difficultés de la condition humaine est de se trouver confronté simultanément à cette limitation et au désir qu’il en aille autrement.

Même s’il se passe « bien », même si le sujet parvient à l’intégrer dans son vécu psychologique à une place qui ne le dérange pas trop, il demeure que le deuil est une expérience en soi, sur la place et la fonction de laquelle il convient de s’interroger. En d’autres termes le deuil n’est pas qu’une blessure à cicatriser : le psychologue travaille sur la manière dont le deuil se passe. Restera ensuite à travailler sur le fait d’avoir vécu un deuil : on peut rassurer le sujet endeuillé en lui expliquant que sa tristesse, sa rumination, sa culpabilité, sont des affects normaux. Mais il faudra également qu’il s’interroge sur ce que change en lui le fait d’avoir traversé ce deuil.

En d’autres termes, la crise psychologique, par exemple celle de Kübler-Ross, est le chemin par lequel passent habituellement les personnes qui ont un deuil à vivre. Ce chemin doit être parcouru, et le plus vite sera le mieux, car le deuil est ce qui fait obstacle à la reprise normale de la vie. Cela n’est nullement le cas de la crise spirituelle : la crise spirituelle n’est pas un obstacle à la vie, elle est la vie. Ce n’est pas seulement le moyen de progresser, c’est la progression elle-même.

Ou encore, on pourrait dire que les expériences dont la psyché est le lieu sont de deux sortes : Il y a celles qui surviennent en raison d’une faille particulière de cet être particulier ; elles relèvent d’une démarche d’ordre psychothérapeutique. Et il y a celles qui sont communes à tout être humain ; celles-ci peuvent être l’occasion d’une décompensation au plan psychologique, mais elles déclenchent également des interrogations qui sont de l’ordre du spirituel. Ainsi la maladie impose certainement au patient de se réorganiser pour cicatriser les lésions occasionnées à son narcissisme. Mais la prise de conscience de la précarité de l’existence humaine ouvre sur d’autres questionnements. Les questions spirituelles sont omniprésentes dans notre vie quotidienne, mais nous n’en avons ordinairement pas conscience, sauf dans de rares éclairs où nous entrevoyons quelque chose de notre statut humain ; et cette vision s’efface sitôt apparue, un peu comme les mouches devant les yeux, qu’on ne voit que si on ne les regarde pas.

LA CRISE SPIRITUELLE :

Toute crise est toujours engendrée par la nécessité d’un changement d’état : le terme grec Krisis désigne la décision du tribunal : après elle il faut que les choses se modifient.

Quelle que soit son issue la maladie est toujours une période de crise : cela est évident si l’issue est la mort. Mais il en va naturellement de même si la guérison ou la stabilisation ne sont obtenues qu’au prix d’une diminution ou d’une modification des conditions de vie du sujet : ainsi la perte de la vue peut fort bien être compensée (certains disent même : et au-delà) par le surgissement d’autres possibilités ; il n’en demeure pas moins que le sujet en deviendra autre. Et même si la guérison est obtenue avec une restitutio ad integrum il n’en demeure pas moins que le sujet aura vécu une expérience particulière, qu’il aura touché du doigt la fragilité de la condition humaine, qu’il aura passé un temps de relative incapacité, mais aussi qu’il aura vécu un certain nombre d’expériences positives qu’il devra intégrer à sa vie ultérieure. Toute maladie déclenche donc, même a minima, un processus de transformation. Même guéri il ne sera plus comme avant.

La crise évolue donc en trois phases, même si, tout comme dans l’affaire des « stades du mourir », il n’est nullement certain que tous les malades puissent ou veuillent parcourir l’intégralité du chemin ; la seule certitude est qu’ils le doivent.

Dans un premier temps le sujet va se fixer comme objectif de revenir à l’état antérieur : la restitutio ad integrum n’est complète que si le corps est totalement et parfaitement cicatrisé mais également si le sujet peut faire comme s’il n’avait jamais été malade, c’est-à-dire s’il peut occulter le temps de la maladie. Redisons-le ici : cette réaction a beau être d’ordre psychologique, elle est d’abord un processus spirituel : on pourrait dire il est indispensable, au début d’une maladie, de tout mettre en œuvre pour revenir à l’état antérieur : un malade qui ne veut pas guérir perd toute capacité à vivre.

Cela est souvent possible dans le cas des maladies bénignes, même si on peut se demander (mais il faut respecter sa liberté) s’il n’y aurait pas quelque chose à glaner dans cette expérience. Naturellement dans le cas des maladies graves il est beaucoup plus aléatoire d’espérer une telle issue : même en cas de guérison il faudra bien que le malade intègre le danger auquel il a échappé. Reste que dans un premier temps le malade va vivre dans l’espoir de retrouver le statut qui était le sien avant la maladie. Cet espoir se nourrit évidemment de l’incertitude initiale du diagnostic, éventuellement de l’ignorance dans laquelle il demeure, et de toute manière de la réaction de déni qui existe dans tout processus de perte. L’accompagnant ne peut guère intervenir à ce stade : les informations nécessaires ne lui appartiennent pas et quand il existe le déni doit être respecté. Tout au plus, et ce n’est pas rien, peut-il aider le malade si ce dernier le désire à faire l’inventaire de ce à quoi il tient réellement et des abandons auxquels il se sent prêt à consentir. Mais l’aide la plus importante que le bénévole peut apporter est de faire savoir au patient qu’il se tient prêt à le reconnaître comme humain à part entière quelles que soient les transformations qu’éventuellement il pourrait être amené à subir. Il peut donc s’appliquer à mettre en valeur ce qui dans le malade lui semble permanent et indépendant des contingences liées à la maladie.

Dans un second temps, le malade va comprendre que le retour à l’état antérieur n’aura pas lieu, et que les repères existentiels qui étaient les siens ne sont plus adaptés à son actuelle condition. Il va donc nécessairement se trouver dans une situation de dénuement absolu, ce qui implique un passage marqué à la fois par la dépression et la révolte. Cette tourmente est inévitable, mais également nécessaire : sans elle le sujet ne peut se dessaisir de son mode de fonctionnement précédent. Phase bénéfique mais périlleuse : il est possible de s’en dispenser par le suicide, quelle que soit sa forme, ou par l’installation dans la maladie comme état définitif. Ici la dépression ne relève pas d’un traitement médicamenteux ; au vrai elle ne doit pas être traitée, sauf si elle prend des proportions telles que le sujet s’y fourvoie. Quant à la révolte elle posera des problèmes au bénévole dans la mesure notamment où elle se trouvera exacerbée par le spectacle de la bonne santé dont lui-même jouit. Ici encore il faut noter que le mécanisme de dépression-révolte se nourrit nécessairement de la colère décrite par Kübler-Ross, même si elle procède d’un mécanisme différent. Le rôle du bénévole dans cette période est de permettre au sujet d’exprimer l’intégralité de ce qu’il ressent, condition pour qu’il puisse l’élaborer, mais aussi de lui rester présent, manifestant ainsi sa foi dans son devenir, quand le patient lui-même serait porté à en douter.

Ce n’est qu’au terme de cette traversée que le malade, peut-être, pourra essayer de reconstruire sa personnalité en intégrant l’expérience qu’il vient de traverser, et dont la crise elle-même est autant l’instrument que le thème. Ici plus encore que dans les deux phases précédentes le bénévole doit se garder d’intervenir : la reconstruction de l’être du malade ne regarde que lui. La fonction du bénévole est ici encore de permettre au patient d’exprimer ce qu’il veut, sans limite ni censure d’aucune sorte. Peut-être aura-t-il la possibilité de l’aider à trier dans les éléments devenus épars de ce qu’il était, et parfois d’attirer son attention sur l’usage nouveau et fécond qu’il fait de certaines pièces, ou à l’inverse de la reprise telles quelles de certaines fonctionnalités, étant entendu que le malade est seul maître de ce qui lui convient.

Cette crise spirituelle telle qu’on vient de la décrire brièvement est une banalité : toute crise procède de la même dynamique. Il en va de même dans le monde de l’économie ou de la politique : d’abord les acteurs se crispent sur leurs acquis, puis la marmite explose, après quoi il faut reconstruire. Ou encore l’adolescent traverse une période où les modalités fonctionnelles de son enfance doivent être abandonnées sans que soient disponibles les aptitudes de l’âge d’homme. C’est précisément le caractère universel du mécanisme qui le rend non entièrement réductible à un banal problème de psychologie : ce qui est en jeu est certes l’équilibre psychique d’un individu, mais c’est aussi la trame de toute la condition humaine. Et cet aspect universel de l’expérience donne au bénévole un outil inespéré : car le bénévole tire la légitimité de sa présence d’une affirmation : l’homme est un animal social, et son destin n’appartient pas qu’à lui seul (c’est là une des objections éthiques qu’on peut formuler contre le droit au suicide). L’homme n’est conscient d’être que dans un environnement, une relation, ce qui implique que dans ces phases cruciales de sa vie où il joue sa relation à lui-même il ne peut se tirer d’affaire s’il n’est pas en relation avec autrui. Le bénévole trouve ici le sens absolu de sa mission : témoigner du fait que le patient est dans une communauté qui lui donne son sens autant qu’elle reçoit le sien de lui. C’est dans la mesure où le patient se sent dans une relation d’appartenance qu’il pourra trouver le force et le désir de se reconstituer. Certains diront qu’il s’agit là d’amour.

SPIRITUALITÉ ET RELIGION :

Il est facile de traduire le questionnement spirituel en termes religieux. Le discours chrétien, notamment, s’y prête très bien.

Mais il s’agit là d’un piège extrêmement dangereux.

Il est tout à fait exact que le christianisme a su développer une vision de l’homme particulièrement élevée et proche des préoccupations de nos contemporains. L’idée répandue est que cette congruence ne doit rien au hasard, et qu’elle ne fait que refléter deux mille ans de cohabitation entre l’Occident et le christianisme. C’est évidemment probable, mais peut-être un peu court, et peut-être vaudrait-il mieux parler d’heureuse rencontre. Peu importe. D’un côté l’homme occidental est un produit du christianisme ; de l’autre il faudrait décider si la crise spirituelle qui vient d’être décrite est parcourue de la même manière par les Africains qui, dans des conditions normales d’existence, n’ont peut-être pas les mêmes raisons que nous de douter de leur appartenance à un groupe. Il semble que dans le monde arabe la famille s’ingénie à préserver tout au long de la maladie les fonctionnalités du malade qui, même diminué, restera par exemple le père dans la plénitude de ses droits. Mais tout cela est à vérifier.

Ce n’est pas des secours de la religion dont un malade a besoin. Les secours de la religion existent, et le sujet souffrant peut en sentir l’intérêt ; il est même permis de les lui proposer ; reste à savoir si c’est là le rôle du bénévole, dont la neutralité est la vertu principale. Il est tout à fait possible que le patient sente résonner en lui le discours évangélique et découvre que le chemin qu’il parcourt s’éclaire à merveille sous le souffle de l’Esprit. Mais c’est là son affaire, et il y a des aumôniers.

Il faut ici dire un mot des attitudes les plus répandues devant la perspective de la mort dans les diverses religions.

La position du christianisme est connue : l’homme a pour mission de gouverner la nature, et la vie est un bien précieux. Mais après la mort s’ouvre une autre vie qui à bien des égards est encore plus attirante que la vie terrestre, avec un étrange système de double récompense comprenant le Paradis dans un premier temps, la résurrection ensuite.

En islam les choses sont totalement différentes. Le Coran décrit si longuement et à tant de reprises les délices du Paradis qu’on a bien l’impression que l’enjeu est là. La vie n’est que le champ de bataille qui permet au saint de gagner le ciel, et ce qui compte est l’attitude du croyant, non le résultat de son combat. Ce qui compte c’est le Paradis, et la résurrection, si elle existe, est à l’arrière-plan.

Mais le plus compliqué est sans doute la position juive.

On ignore généralement que dans le judaïsme primitif il n’y a pas de vie après la mort : le Psaume dit très clairement : « Les morts peuvent-ils te louer ? ». La seule vie est la vie terrestre, et les récompenses divines sont purement terrestres ; le juste prospère et le méchant est puni. C’est ce qui explique largement l’importance donnée par les Juifs à la réussite sociale (trait que l’on retrouve chez les Protestants pour des raisons différentes). [5] Tout le problème est que la vie dément chaque jour un tel optimisme. Les Juifs disposent de deux moyens de résoudre cette question : soit prétendre que ce n’es pas le méchant qui est puni mais celui qui est puni qui est méchant (c’est la position des amis de Job ; notons que le livre de Job se termine par un échec : Job finit par être récompensé, et le problème n’a pas avancé...), soit inventer, et c’est la dernière solution qui sera retenue, la résurrection. Depuis la position juive a encore évolué, mais reste marquée par ses débuts : quiconque a eu l’occasion d’accompagner la fin de vie d’un malade juif a pu le constater sans peine.

Quant au bouddhisme de pacotille qui nous est si souvent servi, il y a fort à parier que l’idée de devoir perdre son être pour se fondre dans le grand Tout indifférencié ne séduirait pas longtemps ses zélateurs s’ils en avaient réellement pesé les implications. Il y a des bouddhistes authentiques, ils ne sont probablement pas très nombreux.

Une place à part doit être faite à l’athéisme. Il existe en effet des esprits particulièrement purs qui sont capables de penser leur mort sans aucun au-delà. Mais en dépit de leurs protestations il est souvent assez facile de prendre les athées militants en flagrant délit d’inconséquence. La conception maçonnique, en particulier, présente des flous étranges, et on a parfois du mal à y voir autre chose qu’une religion qui ne s’avoue pas. Il y a donc lieu d’être prudent, et de laisser à l’athée la marge de manœuvre dont il s’entoure, souvent à son insu.

Mais, tout cela dit, les secours de la religion s’entendent de deux manières :

D’abord il y a l’aide, pour qui y croit, que Dieu peut apporter à son serviteur en difficulté ; nous avons vu que cette aide ne relève pas de l’action du bénévole.

Ensuite il y a le message d’espoir que les religions délivrent quant au destin ultime de l’homme. Aux termes de ce message la mort n’est pas la fin de la vie, et les divinités quelles qu’elles soient ont, parfois sous conditions, préparé des consolations aux trépassés. Le problème est que ces consolations ne consolent qu’assez peu.

C’est l’une des difficultés les plus récurrentes de la pensée chrétienne : les théologiens savent parfaitement démontrer que la mort est indispensable, tout comme ils savent démontrer que l’existence du mal est nécessaire à la liberté de l’homme. Ces arguments sont connus, et leur solidité ne saurait être mise en cause. Mais ils ne retirent rien à la pertinence de deux remarques.

La première est que si ces démonstrations sont parfaitement valides dans le monde tel qu’il est, cela n’en permet pas moins de se demander pourquoi le Dieu Tout-Puissant a créé le monde précisément tel qu’il est au risque de faire souffrir ses créatures bien-aimées. Il est facile de démontrer logiquement que l’option du mal est nécessaire à l’exercice de la liberté : être libre c’est être libre de refuser. Mais si la logique aboutit à ce mal qu’est le mal, il reste à demander pourquoi le monde est logique. De ce point de vue la seule position acceptable est celle du livre de Job, au terme duquel l’homme au moins a la décence de renoncer à comprendre au lieu de s’échiner à justifier Dieu, lequel assurément n’en demande pas tant.

La seconde est que l’horreur de la mort n’est pas tant que cela soluble dans la promesse de résurrection ; qu’il suffise de citer à ce propos Bossuet, peu suspect pourtant d’agnosticisme :

"Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul instant les efface ? (...) Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis plus ! si je la retourne, quel vide affreux où je ne suis pas ! Je ne suis rien : un si petit intervalle de temps n’est pas capable de me distinguer du néant. On ne m’a invité que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas moins été jouée, quand je serais resté derrière le théâtre."
(Sermon sur la mort)

Nous connaissons bien la question que Bossuet pose ici : c’est « Pourquoi suis-je vivant ? ». Et il refuse de répéter la réponse qui pourtant vaut en chrétienté depuis le concile de Trente : « -Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? -Dieu nous a créés pour le connaître, l’aimer, le servir et obtenir ainsi le bonheur du Ciel ». Cette réponse, donc, Bossuet en est si peu dupe qu’il ne l’ose pas. Dans ce passage où il dit tout l’horreur de la condition humaine, il ne souffle pas un mot de Dieu. C’est que Dieu n’est là d’aucun secours : la seule solution présentée par la religion est de prétendre que tout cela n’est qu’une farce, une répétition, un semblant, et que la vraie vie est ailleurs. C’est un peu insuffisant.

SPIRITUALITÉ ET MÉTAPHYSIQUE :

Le questionnement spirituel ne se résume pas à la gestion de la crise que nous venons d’étudier. Non seulement il faut donner du sens à ce qui est en train de se vivre, mais il faut aussi prendre en compte les questions que le sujet se pose quant à la mort. Et sur ce point il devient urgent de préciser les places respectives de la spiritualité et de la religion : la réflexion bute là de façon chronique et préoccupante.

Le spirituel pose des questions auxquelles la religion tente de répondre, mais il n’est pas certain qu’elle soit la seule voie pour cela. A dire le vrai il n’est même pas tellement certain qu’elle soit en mesure d’y répondre vraiment. D’ailleurs il y a désormais plus : car les religions ne sons plus ce qu’elles étaient, et c’est avec reconnaissance qu’on voit les théologiens contemporains, cessant de se prendre pour l’Esprit-Saint qui « nous enseignera tout », se montrer plus soucieux de poser des questions que d’apporter des réponses. Ce qui n’en donne que plus d’actualité au texte de Bossuet, écrit par un clerc en pleine période d’arrogance intellectuelle.

La crise spirituelle de la fin de vie est composée de deux éléments au moins. Il y a en effet le problème de cette révolution intime engendrée par la maladie et le changement d’état qu’elle implique, et il y a les questions qui surgissent sur le sens général de l’aventure humaine et la manière dont la fin de cette aventure vient en éclairer le parcours. Ou, pour le dire autrement, il y a les questions spirituelles qui se posent à moi du fait que je suis malade, et il y a celles qui se posent à moi toujours et en toutes circonstances, mais que je parviens d’ordinaire à éluder tant que la menace de mort ne vient pas les rendre plus pressantes. Or les questions de cette dernière sorte ont la particularité d’être sans réponse. Et si elles sont sans réponse, ce n’est pas parce que je ne la connais pas, mais parce que, structurellement, elles ne sauraient en avoir.

Prenons un exemple : je demande ce qu’il y a après la mort. Il me serait facile de répondre que je ne puis le savoir tant que je ne suis pas mort. Mais cela ne suffit pas : en réalité l’incapacité à répondre est beaucoup plus radicale. Car à la question ainsi posée il n’y a que deux réponses envisageables : soit il y a quelque chose soit il n’y a rien. Or s’il y a quelque chose la conclusion est que la vie ne s’arrête pas à la mort ; et s’il n’y a rien on se retrouve devant la maxime d’Épicure : tant qu’on est vivant la mort n’est pas là, quand la mort est là on n’est plus vivant, donc la mort n’est rien pour le vivant. Quelle que soit la manière dont on y répond, le fait de répondre à la question "Qu’y a-t-il après la mort ?" supprime la mort, éludant ainsi la question posée. Paradoxe assurément incompréhensible : nul ne peut échapper à la question de l’après-mort, et pourtant aucune réponse ne peut y être donnée. En somme on se retrouve là aussi démuni que devant l’idée que l’Univers n’est pas infini et que pourtant il est interdit de se demander ce qu’il y a au-delà de l’Univers.

Si nous examinons d’un peu plus près la question de la peur de la mort, nous constaterons rapidement qu’elle se pose assez peu chez les malades en fin de vie. Ce sont les bien-portants qui en parlent. Les malades réellement menacés de mort, quand ils ont été convenablement informés de leur état et convenablement pris en charge, expriment un sentiment différent, fait de tristesse, de souffrance, souvent de révolte, mais pas exactement de peur. Si on essaie de clarifier ce sentiment un peu diffus et indistinct, on parvient à discerner trois éléments :
- Il y a la peur de ce qui va conduire à la mort : peur de la souffrance, peur de la solitude. Mais ces peurs-là ne sont pas d’ordre spirituel, et nous entendons bien mettre toute notre ardeur à les réduire.
- Il y a la peur de l’instant de la mort ; mais cette peur-là n’est pas non plus d’ordre spirituel, et pour tout dire semble assez puérile, même si elle est incontournable : la principale vertu d’un coup de faux est sa brièveté, et les expériences, si elles sont dignes de foi, des near death experiences semblent indiquer que le trépas n’est guère terrifiant ; au reste chacun sait que la mort est en général précédée d’une perte de connaissance, expérience que chacun d’entre nous a faite au moins une fois, et dont nous nous sommes remis.
- Il y a enfin la peur de ce qu’il peut y avoir après. Mais la plupart de ceux qui croient qu’il y a quelque chose en tiennent pour un Dieu plutôt débonnaire (ceux qui seraient effrayés par la perspective de l’Enfer sont plus en difficulté, mais toutes les religions se sont pourvues des moyens nécessaires pour assurer le repêchage in extremis de leurs adeptes). Quant à ceux qui pensent qu’il n’y a rien, ils posent sans conteste la question la plus intéressante : comment peut-on avoir peur de rien, surtout si l’on considère que nul ne sera témoin de ce rien ? On répond habituellement que c’est la peur de l’inconnu, mais cela ne saurait suffire : outre que l’être humain n’est pas tant que cela effrayé par l’inconnu (inconnu particulier, dira-t-on ; certes, mais la question est précisément de savoir ce que cet inconnu a de si particulier), il faudrait encore, pour justifier cette peur, que je puisse... vivre cette absence de vie. En outre les psychologues s’accordent pour dire que la peur est le sentiment qu’on éprouve devant un danger identifié ; l’inconnu ne saurait donc faire peur, mais engendrerait plutôt un sentiment d’angoisse.

Cette discussion peut sembler futile : à quoi bon vouloir raisonner sur un sentiment irrationnel ?

Raisonnons toutefois. Car nous en venons à flairer que le sentiment provoqué par la perspective de la mort pourrait bien être d’une autre nature que la peur. Ce sentiment, nous allons le retrouver chaque fois que nous serons devant ce qu’il convient d’appeler un trou noir conceptuel.

Le champ de la pensée n’est pas uniforme. Il contient d’étranges irrégularités de relief. Par exemple il présente des hauteurs : des lieux où la pensée est forcée de se rendre, et d’où elle contemple un panorama qui la transforme. L’une de ces hauteurs est probablement l’expérience de Descartes : si, voulant savoir sur quoi je puis fonder une pensée, je décide de douter de tout, il y a une chose dont je ne puis pas douter, c’est que je doute, donc que je pense, donc que je. Mais à côté de ces sommets il y a des trous noirs : des lieux où la pensée est forcée de se rendre mais d’où une fois qu’elle est entrée elle n’a plus aucun moyen de sortir.

Par exemple il existe des choses vraies et des choses fausses, et que par rapport à cette affirmation moyenne, il existe deux positions extrêmes : « Tout est vrai », et « Tout est faux ». Mais contrairement à ce qu’on croit généralement ces deux positions ne sont pas symétriques. En effet si je dis : « Tout est vrai » la plus sommaire vérification va me persuader du contraire. Mais si je dis : « Tout est faux » je n’ai même pas besoin de vérifier : car « Tout est faux » est une affirmation ; et si tout est faux alors il existe au moins une chose vraie qui est que tout est faux... La pensée humaine est vectorielle, vrai et faux ne sont pas symétriques, le oui n’est pas le contraire du non. Et si alors j’examine le sentiment qui s’empare de moi quand je fais ce constat, je trouve de l’étonnement, un certain vertige, une répugnance, mais certainement pas de la peur. Ce que nous touchons ici du doigt, c’est le fait que si l’esprit humain est relativement bien équipé pour affirmer, il l’est beaucoup moins pour nier : nier, c’est affirmer qu’on nie.

De la même manière, et même s’il y a en réalité des solutions à cette énigme, le néant est un trou noir conceptuel. Car je ne puis concevoir un objet que si j’envisage simultanément l’absence au moins possible de cet objet. Cela signifie que je ne puis penser l’être que si je pense en même temps le non-être : j’ai besoin du néant pour que l’être soit. Mais si le néant était, il ferait partie de l’être ! Il en résulte que le néant ne peut ni être ni ne pas être... Nous ne pouvons rien dire du néant ; le néant n’est pas un espace vide, c’est le non-espace, et c’est pourquoi la question : « Qu’y a-t-il après la mort ? » n’a pas de réponse. Et le sentiment qui s’empare de nous quand nous parvenons à ce point est le même que celui engendré par la contemplation de tout trou noir : étonnement, vertige, répugnance, mais pas de peur. Constat important : d’une part il ne sert à rien de s’escrimer à lutter contre une peur qui n’en est pas une ; d’autre part on progresserait sans doute notablement dans l’élucidation de ce genre de choses si on consentait à les appeler par leur nom.

Nous arrivons ainsi à une conclusion plus importante qu’on n’aurait pu le soupçonner au départ : dans l’ensemble des questions soulevées par l’approche spirituelle du mourir, il existe un agrégat qui ne relève pas du religieux, mais qui au contraire est de nature purement métaphysique. Ce groupe de questions est le seul qui soit réellement commun à tous les hommes, et la réponse qu’elles appellent ne saurait être de nature religieuse. Cette réponse appelle d’autres moyens, qui sont spécifiquement métaphysiques.

Toute la difficulté est que ces questions sont souvent très difficiles à repérer. Cette difficulté vient de ce que nous sommes particulièrement incompétents en la matière, mais aussi que, faute de culture métaphysique, les mots employés par nos contemporains sont souvent fort éloignés de ceux qu’on attendrait. Mais les questions existent bel et bien, comme le montre l’exemple des enfants. Les enfants sont de prodigieux métaphysiciens : ainsi l’enfant qui s’ennuie ne fait rien d’autre qu’expérimenter l’écoulement du temps et sa place dans cet écoulement, d’où il résulte qu’il faut laisser les enfants s’ennuyer.

Il y a des sentiments métaphysiques ; des sentiments tels que celui qui les éprouve doit avoir le réflexe de se demander s’il ne signale pas la présence secrète d’un questionnement d’ordre métaphysique. L’ennui est un sentiment métaphysique ; il existe probablement deux autres : l’agacement et la répugnance.

Les « besoins spirituels » sont donc clairement de deux ordres : il y a la gestion de la crise spirituelle telle qu’elle a été décrite, et il y a les interrogations métaphysiques, qui en général ne donnent pas lieu à une crise. Ces interrogations surgissent d’autant plus clairement que le patient est plus serein, et notamment qu’il a les moyens de prendre du champ vis-à-vis de sa crise spirituelle. Toutefois cette chronologie est loin d’être absolue, et il arrive fréquemment que ces deux ordres de préoccupations soient mêlés. Le bénévole doit alors s’attacher à discerner ce qui relève de l’un et de l’autre processus, et au besoin faire part au patient de ses observations.

L’erreur la plus grave serait donc de croire qu’on peut soustraire le patient à la souffrance spirituelle en lui apportant des réponses. On a vu que la crise spirituelle ne peut être accompagnée que si le bénévole s’astreint à la plus parfaite neutralité, se donnant comme seul objectif de permettre au malade de parcourir son chemin comme il l’entend. De la même façon en ce qui concerne la métaphysique le bénévole ne peut être efficace qu’en favorisant l’énonciation du questionnement, éventuellement en lui donnant une forme. Cela suppose pour pouvoir être fait que soient résolues trois difficultés :
- Il faut en premier lieu que le bénévole ait suffisamment réfléchi à ces questions pour pouvoir comprendre de quoi il s’agit.
- Il faut disposer d’une sémiologie permettant de repérer les questions métaphysiques dès qu’elles pointent, éventuellement sous une forme détournée.
- Il faut enfin disposer des techniques d’entretien visant à reformuler ces questions sous une forme qui permette au patient d’effectuer sur elles le travail philosophique nécessaire.

L’enjeu est capital. Car il s’agit de déterminer le moment où le travail de l’intervenant, soignant ou bénévole, est terminé. Le rôle du soignant est de soigner, et il a toujours tendance (et c’est à son honneur) à vouloir être efficace auprès de celui dont il a la charge. Mais il vient sans doute un moment où le malade est au mieux de son confort, et où ce qui est en jeu c’est simplement le questionnement spirituel ; on a vu plus haut que le spirituel n’est pas de l’ordre du besoin à satisfaire, ou du manque à combler.

Parvenu à ce point qu’il doit être capable de discerner, le soignant, ou le bénévole, doit prendre conscience qu’il a terminé son travail. Son rôle est alors de se taire, et la relation doit utiliser les armes dont parle Kant : l’amitié et la conversation. S’il y parvient, il pourra peut-être créer les conditions nécessaires pour que le mourant prenne la parole. Peut-être n’est-ce là qu’un fantasme correspondant à ce que les mythes disent sur le statut du mort ; peut-être aussi, du lieu où il se trouve, le mourant a-t-il le moyen de dire des choses qui ne peuvent se dire que de là ; peut-être reçoit-il quelque chose qui s’apparente au don de prophétie ; ou à celui de la création absolue ; peut-être y a-t-il un rayon vert.

Notes

[1Voir La Documentation catholique, t. LIV, n° 1267 (22 décembre 1957), p. 1609.

[2On trouvera une définition convenable dans http ://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_des_besoins_de_Maslow.

[3Il suffit au reste de se rappeler la foule de légendes qui entourent les naissances des personnages historiques ou mythologiques.

[4Notons en passant que le délire est en général un processus mégalomaniaque : délirer c’est se croire au-dessus des autres ; la mélancolie n’y fait pas exception : simplement le malade détient un record de méchanceté.

[5Ce paragraphe a fait l’objet d’une violente réaction d’une correspondante israélienne ; elle aurait mieux fait de lire le texte plus attentivement, elle aurait mieux fait de noter qu’il ne s’agit pas ici de faire un cours de théologie, mais cela me contraint à préciser.

J’ai bien noté que depuis les temps bibliques la conception juive a évolué ; elle l’a fait parce que, précisément, la position de la Bible pose d’inextricables problèmes (et il serait intéressant de voir à quelles sources le judaïsme moderne a puisé son actuelle conception). Ce que je dis, simplement, c’est que :
- Toutes les difficultés ne sont pas résolues par la conception moderne.
- Tous les Juifs ne sont pas exactement sur la même position.
- Malgré tout cela l’influence de la position biblique demeure ; on n’est pas long à s’en apercevoir quand on se trouve accompagner un Juif en fin de vie.