Un Village Alzheimer

4 | (actualisé le ) par Michel

Ces derniers jours à la télévision on a pu voir un reportage sur un village Alzheimer. Il s’agit de l’aboutissement d’un projet visant à créer une maison de retraite spécialement conçue pour accueillir des déments.

En soi le projet n’est pas radicalement nouveau : cela fait bien des années qu’on travaille, avec des projets et des résultats plus ou moins convaincants, sur la manière dont l’architecture pourrait aider à la prise en charge de ces malades. Et des expérimentations en ce sens ont été menées à l’étranger.

Je ne vais certainement pas ici analyser une proposition dont je ne sais rien d’autre que ce qu’on pouvait trouver dans ce reportage. Encore moins la critiquer, d’autant que les choses se passent à Dax ; pour avoir eu l’occasion (même si cela fait maintenant bien longtemps) de frôler l’équipe gériatrique de Dax, j’en connais la grande valeur. Non. Ce qui m’intéresse ici c’est l’idée que le téléspectateur a pu se faire de l’opération, c’est l’imaginaire de la démence. Je vais donc parler beaucoup moins du projet que de son soubassement, et plus encore peut-être du reportage. C’est important, car quand nous considérons la démence l’une des principales difficultés auxquelles nous nous heurtons est bien la fantasmatique ; ou la fantasmagorie : mettons un journaliste devant le projet, et demandons-nous ce qui l’a frappé, lui qui ne connaît de la démence que ce que le grand public en connaît. Pour le projet lui-même on pourra se reporter à https://villagealzheimer.landes.fr/. Je ne ferai sur lui que des remarques théoriques.

Le projet me semble au croisement de deux démarches déjà anciennes.

D’un côté on constate que la manière dont les maisons de retraite classiques ont été conçues n’est pas adaptée aux besoins de déments. L’exemple classique est la déambulation : on sait que dans la démence de type Alzheimer il y a une forme dans laquelle le malade éprouve le besoin irrépressible de marcher. Il est toujours catastrophique d’essayer de l’en empêcher : s’il doit marcher il faut qu’il marche. Encore faut-il que les lieux s’y prêtent, faute de quoi le dément déambulant n’aura d’autre ressource que d’errer de chambre en chambre, avec les conséquences sociales qu’on connaît bien, ou de chercher à sortir de l’établissement [1], ce qui implique des restrictions de liberté sur lesquelles je reviendrai.

D’un autre côté on a vu éclore ces dernières années un nombre (assez limité) de projets visant à créer des communautés de vie de personnes âgées : quelle est l’organisation minimale nécessaire ? L’exemple le plus caractéristique aura été sans doute le projet des Baba Yagas [2] ; je ne le connais pas davantage que le projet landais ; simplement j’ai toujours été fasciné par le fait que ce projet, qui est très attirant et semble frappé au coin du bon sens, fait l’impasse sur ce qui va se passer à mesure que la dépendance des participants ira croissant ; de manière très réductrice je serais tenté de dire en somme que le projet des Baba Yagas est parfaitement adapté aux vieilles personnes qui n’en ont pas besoin ; mais ce serait très injuste, bien sûr, et le projet a toute sa pertinence.

LES MAISONS DE RETRAITE :

Ceci nous renvoie à notre conception même des maisons de retraite. Je m’obstine à parler de « maisons de retraite » parce que je me méfie toujours autant des innovations sémantiques qui ne changent en rien la nature de ce qu’on fait. Il y a eu d’abord l’hospice, puis l’asile de vieillards, qui existaient principalement pour des raisons socio-économiques : on y accueillait surtout les nécessiteux ; puis on est passé à la maison de retraite, à mesure que la situation économique du troisième âge s’améliorait (car elle s’est améliorée). Mais il y a toujours eu un problème : même renommées ainsi on n’a jamais su inventer des maisons de retraite où les vieilles personnes viendraient avec plaisir ; l’immense majorité des résidents de maison de retraite sont là parce qu’ils ne pouvaient plus faire autrement.

Banalité, dira-t-on : qui de nous ne préférerait cent fois rester dans son domicile ?

Sans doute. Pour ce qui me concerne, en tout cas, c’est évident, au point que j’ai écrit dans mes directives anticipées : il y aurait lieu de considérer la situation comme palliative (…) si l’altération de mes fonctions cognitives imposait que je sois admis en maison de retraite. Mais… cela suffit-il ? Ce que j’ai écrit sexagénaire en pleine possession de mes moyens, l’écrirais-je vingt ans plus tard veuf et perdant les moyens de jouer de la musique et d’entretenir (fort mal) mon jardin ? Ce n’est pas sûr, même si je ne sais pas l’imaginer [3]. Allons plus loin : ce que je pense n’a pas lieu d’être érigé en norme, et rien ne nous permet de dire que, si les conditions s’y prêtaient, certains ne choisiraient pas de vivre en collectivité [4].

Le problème est que cette idée que tout le monde souhaite vivre à domicile le plus longtemps possible est devenue une doxa qu’on ne se donne pas la peine de vérifier. On a commis la même erreur en répétant jusqu’il y a peu que « tous les humains ont toujours voulu vivre le plus longtemps possible et à n’importe quel prix », alors qu’il suffit de connaître un tant soit peu l’histoire des civilisations, ou de côtoyer quelques malades en fin de vie, pour s’apercevoir qu’il n’en est rien. Mais c’est la doxa, et cela a de multiples conséquences. Par exemple :
- La vieille personne, soucieuse qu’elle est de se conformer à l’image que ses enfants attendent d’elle, ne s’autorise que rarement à dire qu’elle veut aller en maison de retraite. Il est vrai que quand elle le dit on ne l’écoute pas.
- Du coup, puisque cela ne peut pas être un projet positif, elle arrive en institution quand il n’est vraiment pas possible de faire autrement ; elle y arrive affaiblie, diminuée, et cela ne fait que majorer, le mot est faible, ses difficultés d’adaptation ; quiconque a assisté à l’élaboration d’un projet de vie, tel qu’il est obligatoire d’en dresser un à l’entrée en maison de retraite, en connaît le caractère pathétique.
- Il est probable que cela inhibe l’ambition des concepteurs de maisons de retraite, qui n’osent pas imaginer des lieux de vie dignes de ce nom. La maison de retraite n’est rien d’autre qu’une dernière demeure (ou un mouroir, si on tient à cette ignoble, injuste et méprisante appellation : la maison de retraite que j’ai dirigée était un lieu où on venait mourir ; j’ai été très fier de ce que j’ai accompli dans ce mouroir).
- Un sous-exemple de cette doxa est particulièrement frappant : quand on bâtit une nouvelle maison de retraite il va de soi qu’on doit prévoir une écrasante majorité de chambres individuelles. Je me suis toujours demandé si on a pensé à demander aux intéressés ce qu’ils en pensent réellement (étant entendu que, soumises elles-mêmes à cette doxa, les vieilles personnes ne vont pas forcément admettre qu’en réalité elles souhaiteraient avoir de la compagnie).
- Etc. Le grand Lucien Mias [5], qui a tant fait pour l’invention du prendre soin en gériatrie, répète volontiers que pour une vieille personne, même encore valide, isolée à son domicile avec le minimum vieillesse et sa télévision pour seule compagnie, il y a des alternatives simples à inventer.
Passons, d’ailleurs je n’en sais rien. Ce qui en revanche est certain c’est que, s’adressant par hypothèse à des personnes qui n’en peuvent plus, la question de la dépendance est devenue centrale dans la prise en charge. Or s’il est une évidence en gériatrie c’est que prise isolément la dépendance n’a pas de sens : la dépendance est toujours la conséquence de la maladie, et c’est pour de seules raisons comptables qu’on a choisi d’isoler, dans le financement des séjours en maison de retraite, la partie hébergement qui est à la charge de la personne (ou de l’aide sociale), la partie soins qui est à la charge de l’Assurance-maladie, et la partie dépendance qui relève du Département. Dans les faits les trois sont inextricablement liés, mais il s’agissait bel et bien d’alléger le poids de la partie soins.

La conséquence a été au moins quadruple :
- Les maisons de retraite ont été priées de se conformer à un modèle hospitalier, avec une forte proportion d’infirmières et d’aides-soignantes (curieusement, pour les médecins c’est plus difficile) ; le symbole en est l’invasion des blouses blanches là où pourtant elles n’ont que faire. Et c’est si ancré qu’on tombe des nues quand un Directeur un peu plus avisé que les autres propose et obtient de ses équipes qu’elles travaillent en tenue de ville [6].
- Pour les familles, cela permettait d’entretenir l’illusion (illusion nécessaire si on veut continuer à méconnaître la mort qui rôde) que si leur proche est en maison de retraite ce n’est pas parce qu’il vieillit mais parce qu’il est malade. Pendant les dernières années de mon activité, quand j’envisageais pour un patient une entrée en institution la remarque qui venait immanquablement était : « Oui, Docteur, mais alors une maison de retraite médicalisée ». Je n’ai jamais trouvé de texte définissant ce qu’était une maison de retraite médicalisée par rapport à une autre qui ne l’aurait pas été.
- Comme il n’y avait pas de limite claire, encore moins de limite respectée, entre les malades qui pouvaient aller en maison de retraite et ceux qui relevaient d’une entrée en service de long séjour (les Unités de Soins de Longue Durée), on a envoyé en maison de retraite (et cela continue) des vieilles personnes qu’elles ne sont pas en mesure d’assumer. C’est ainsi que les indiscutables avancées du Plan Solidarité-Grand âge 2007-2012, obtenues sous l’impulsion de Valérie Létard, ont été rapidement réduites à néant par l’alourdissement des prises en charge.
- Et bien entendu l’autorité de tutelle en a profité pour réduire l’offre de soins en long séjour, qui était pourtant la place de ces malades. Le massacre a été terrible : on va répétant que la France a fermé des dizaines de milliers de lits d’hospitalisation ; on oublie de dire que plus de la moitié étaient des lits de long séjour [7].

C’est dans le droit fil de cette évolution que sont nés les EHPAD : établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. On ne se méfie jamais assez des acronymes. Il y aurait lieu de méditer chaque lettre de ce vocable. Passons. Ce qui est clair en revanche c’est que :
- La maison de retraite disparaît au profit d’une structure aussi impersonnelle que les céachus.
- Dans laquelle on n’entre que dans la mesure où on est âgé et dépendant : on exclut donc de travailler sur l’accueil des personnes qui voudraient vivre en collectivité pour d’autres motifs.
- La frontière entre maison de retraite et long séjour s’estompe de plus en plus. Ce qui ne serait pas sans intérêt, car à bien le considérer le long séjour a quelque chose d’un peu monstrueux, dans lequel il est bien difficile d’élaborer un projet de vie [8]. Mais cela suppose que les moyens adéquats soient attribués au secteur des EHPAD. Et cela fait planer un danger auquel on ne réfléchit pas assez : il faut faire quelque chose pour que les longs séjours deviennent davantage des lieux de vie se rapprochant des maisons de retraite ; le risque est de faire que les maisons de retraite deviennent des longs séjours.

Mais revenons à notre sujet, dont je vois bien que, incorrigible, je me suis beaucoup éloigné. Que voyons-nous dans le reportage [9] ?

LE VILLAGE ALZHEIMER  :

La première chose qu’on nous dit est qu’il s’agit d’un village Alzheimer. Ce détail est d’une énorme importance. Car on ne parle pas de démence. Ne revenons pas sur le débat sémantique autour du mot démence, qui répugne à cause de ses connotations [10] ; il s’agit de savoir si on veut réunir des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer [11] ou d’une démence. Ce n’est pas un détail : la maladie d’Alzheimer est une maladie dont la démence est le résultat évolutif le plus fréquent ; encore faut-il pour que la démence survienne que la maladie s’aggrave, et que le sujet ne décède pas avant. Beaucoup de sujets atteints de malade d’Alzheimer ne feront jamais de démence, et beaucoup de déments n’ont pas la maladie d’Alzheimer.

La question sous-jacente est de savoir quel est le stade évolutif des résidents admis dans le village : si ce sont des malades atteints de formes légères ou modérées, c’est un projet ; s’il s’agit de déments c’en est un autre. Du coup viennent plusieurs questions :
- Aurait-il été possible de les maintenir à domicile ? Et qui a pris la décision de les institutionnaliser ? Comment cela s’est-il passé ? Cette admission répond-elle à leur désir ou à celui de leur entourage ? Que validerait-on en les institutionnalisant somme toute trop tôt ?
- Que se passerait-il quand, la maladie évoluant, leur état deviendrait difficilement compatible avec l’organisation de la structure ? Cela pose d’immenses problèmes : juridiquement, répétons-le, le résident d’une maison de retraite est titulaire de sa chambre. Il ne va pas de soi de la promener de chambre en chambre à mesure que son état se détériore, comme on a coutume de le faire dans tous les EHPAD. Ce n’est pas qu’il ne faille pas le faire, la force des choses est là. Mais outre que ce n’est pas sans conséquences, notamment psychologiques, pour la personne, cela fait apparaître la prétention à les tenir pour des locataires comme d’autres locataires pour ce qu’elle est : une pure fiction destinée à nous donner bonne conscience.
- Qu’en est-il de la mixité ? J’ai toujours hésité entre deux dangers : si on décide que les déments doivent être mis à part en raison de leurs troubles du comportement, on crée une ségrégation et on les éloigne encore plus de la « normalité » ; si on ne le fait pas on place les personnes non démentes dans des situations souvent ingérables. J’ai fini par me dire que les déments sont mieux entre eux ; mais cela reste à prouver, et cela n’en constitue pas moins un renoncement. On voit bien d’ailleurs que les pays nordiques balancent entre les deux options : maintenir le dément (à domicile le plus souvent) dans un environnement normal ou leur créer un monde spécifique. Tout dépend, dira-t-on, du degré de la maladie. C’est bien ce qui me fait poser la question : s’agit-il d’un village Alzheimer ou d’un village de déments ?
- Qu’en est-il de la spécificité ? La maladie d’Alzheimer a beau être la cause principale des démences, ce n’est pas la seule. Que fait-on des autres ?
- Etc.

RÉDUIRE LA CONSOMMATION DE MÉDICAMENTS :

L’une des premières choses qu’on nous annonce est qu’un des objectifs est de réduire la consommation de médicaments. C’est une nécessité absolue, même si un peu de pratique de ces projets conduit vite à se demander s’il s’agit vraiment d’autre chose que d’une figure imposée, une case à cocher dans le cahier des charges, en somme.

Rappelons que la personne âgée souffrant de troubles cognitifs prend trois types de médicaments.
- Ceux qui sont rendus nécessaires par les autres pathologies dont elle souffre. Ils n’ont pas lieu d’être concernés ici.
- Les médicaments dits spécifiques de la maladie. Ne revenons pas sur le débat auquel ils ont donné lieu quand il s’est agi de les dérembourser [12]
- Les psychotropes, rendus nécessaires par les troubles du comportement. Dans la mesure où ces troubles du comportement sont largement induits par les difficultés que le malade éprouve à s’adapter à son environnement, on réduit certainement leur consommation en adaptant ce dernier. Je noterai simplement, pour l’avoir expérimenté pendant de longues années, qu’avec un peu de tolérance il est possible, même dans une maison de retraite non spécifiquement organisée en conséquence, d’en prescrire fort peu [13].

Passons là encore. Toujours est-il que je ne suis pas absolument certain que l’apport d’une telle structure dans le domaine de la consommation de médicaments soit essentiel. Ce qui prédomine là est sans doute davantage l’idée que les soignants se font de leur rôle.

STIMULER LES FONCTIONS COGNITIVES :

On agite là la bouteille à l’encre.

Peut-on préserver les fonctions cognitives du sujet atteint de maladie d’Alzheimer ? Je n’en sais rien, et les données sur ce point sont contradictoires, faute sans doute de savoir de quoi on parle.

On a écrit récemment encore qu’un haut niveau intellectuel et culturel préserve de la maladie. Cela demande un peu de précaution. Rappelons tout d’abord qu’il ne manque pas de personnalités de renom qui n’en ont pas moins été terrassées. Mais ce n’est pas le plus important. Il semble aller de soi que si on dispose d’un stock cognitif important, il se passera plus de temps avant que les dégâts causés par son amenuisement deviennent visibles, les milliardaires sont moins exposés à la pauvreté que les smicards. Mais cela ne signifie nullement que la maladie évolue moins vite ; et cela ne change rien à la souffrance engendrée : si un acteur se met à perdre la mémoire, il en pâtira plus vite que d’autres personnes pour qui l’enjeu est moins crucial ; par contre il se peut qu’il puisse plus longtemps faire cuire ses œufs.

On a beaucoup dit que les exercices intellectuels permettent de ralentir le processus évolutif. Je ne suis pas sûr que des démonstrations définitives en aient été apportées [14]. Deux points au moins me semblent évidents :
- Le premier est que la mémoire doit se comporter comme toutes les fonctions : il vaut mieux la maintenir en bon état.
- Le second est qu’il est possible d’en optimiser le fonctionnement. Le cerveau reste (longtemps en tout cas) un organe plastique, adaptable, et qui sait compenser la perte de certaines habiletés par la mise en action d’autres zones. Et c’est là un enjeu majeur. Mais une chose est de dire qu’on peut compenser les pertes, une autre est de dire qu’on peut les ralentir [15] .
Bref il faut être à la fois émoustillé et prudent : de tels lieux sont propices à l’invention d’une foule de procédés permettant, à tout le moins, à la personne accueillie de se sentir mieux, rassurée, plus à l’aise. Quant à ralentir l’évolution de la maladie, c’est une autre affaire, sur laquelle je me garderais bien de me prononcer.

Je le redis : mon but n’est pas de critiquer une réalisation que je sais portée par une équipe de professionnels de haut niveau. De surcroît je ne l’ai pas visitée. Je ne fais que réagir à un reportage qui a été vu par des téléspectateurs. Ce que j’écris dans ces lignes, mes confrères le savent fort bien et n’ont nul besoin que je le leur rappelle. Le téléspectateur, lui, si. Et tout se joue sur les détails.

L’ÉTRANGETÉ :

On ne réfléchit pas suffisamment à ce qu’on fait quand on organise l’environnement du dément. Deux exemples suffiront.

L’un des problèmes que le malade pose, on l’a vu, est sa fréquente tendance à déambuler, et à vouloir sortir de l’unité. Voici une quinzaine d’années (je ne sais pas ce qu’il en est maintenant) on avait longuement réfléchi aux manières d’organiser l’espace de façon à diminuer, ou tout au moins à canaliser, cette propension à bouger. Parmi les techniques préconisées l’une était de poser des miroirs sur les portes : le patient se trouvait devant un miroir, ne comprenait plus qu’il s’agissait d’une porte et du coup avait moins tendance à la franchir [16]. Je me suis toujours demandé ce que cela pouvait faire à un dément de se retrouver dans un espace où il n’y a pas de porte : rien, peut-être, mais ce que je sais c’est que les professionnels ne se posaient pas la question.

Ou encore, on a tendance à penser que le dément pourrait se sentir rassuré si on lui crée un environnement qui ressemble à celui qu’il a toujours connu. Et certes il faut le faire. Mais cela demande une vigilance de tous les instants, car la règle du jeu ne saurait se réduire au projet de le faire se sentir « comme chez lui » ; non seulement parce qu’on n’y parviendra pas, mais bien plus parce qu’il y a quelque chose de kafkaïen à vouloir le faire habiter dans un monde qui est « comme chez lui », alors que la seule chose qu’il n’oublie jamais est que, précisément, il n’est pas chez lui. Ce qu’on crée ainsi, c’est le monde du Prisonnier [17]. Pour autant il faut se méfier : lui créer un monde où il serait comme chez lui est un fantasme ; dire que ce monde lui serait frappé d’irréalité est mon fantasme. Ce qui permet d’en juger, c’est le simple critère d’efficacité [18].

La marge est très étroite. Dans le reportage on voit que le village Alzheimer est doté d’une supérette où les résidents peuvent aller faire leurs courses. C’est une excellente chose. Reste à s’interroger sur un détail : dans cette supérette les résidents font leurs courses mais on n’y manipule pas d’argent. C’est un pari dont les conséquences demanderont à être explorées, surtout quand on sait combien les déments sont attachés à la question de l’argent, signe de leur indépendance et de leur capacité à assumer la vie. Le projet est bon s’il ne s’écarte en rien de la règle : les personnes accueillies gèrent tout ce qu’elles peuvent, et on ne les aide qu’en tant que de besoin. Dans une structure très voisine aux Pays-Bas [19] on est formel : les résidents gèrent leur propre entretien domestique avec le concours permanent d’une équipe [20]. Toute la difficulté est de se tenir à distance la tentation de l’assistanat et celle du faux-semblant.

Reste encore à se poser une question éthique, récurrente, douloureuse. L’environnement est sécurisé ; ce qui traduit le fait que le village est entièrement clos et qu’il n’est pas possible d’en sortir. On en voit bien la nécessité. Mais alors on renonce à résoudre le problème qui naît du fait que ce lieu demeure un lieu de privation de liberté ; et que les questions posées par cette privation de liberté ne sont pas résolues. En France il est permis d’enfermer un citoyen dans deux lieux spécifiques que sont les prisons et les hôpitaux psychiatriques, et ces enfermements se font sous le contrôle d’un juge. Tout autre enfermement tombe sous le coup de l’article 224-1 du Code Pénal [21]. Jusqu’à preuve du contraire les unités spécifiques Alzheimer qu’on trouve dans les maisons de retraite ne se sont pas vu attribuer un statut juridique qui leur permette de fonctionner ; bien au contraire la loi prend la peine de disposer que La personne protégée choisit le lieu de sa résidence. Elle entretient librement des relations personnelles avec tout tiers, parent ou non. Elle a le droit d’être visitée et, le cas échéant, hébergée par ceux-ci [22]. Le fait que cette disposition est d’une invraisemblable hypocrisie n’y change rien. En l’état le Village Alzheimer est contraint de devenir lui aussi un lieu de privation de liberté, ce qui est d’autant plus absurde qu’il serait simple de résoudre la question, encore faudrait-il que le législateur s’en donne la peine [23].

SE RASSURER :

Quand on invente des structures de prise en charge de la vieille personne il existe un danger permanent : celui de nous rassurer. Dans les maisons de retraite on sait bien ce qu’il en est : le résident, c’est la vieille personne ; le client c’est la famille. Et la famille ne veut pas se confronter à la vieillesse, tout simplement parce qu’elle sait bien que la vieillesse de l’être cher préfigure la sienne propre ; elle ne veut pas se confronter à l’inéluctable de la mort parce que cela préfigure l’inéluctable de sa propre mort. Il ne faut pas chercher plus loin pourquoi elle veut que la vieille personne entre en institution pour cause non de vieillesse mais de maladie : on peut toujours rêver échapper à la maladie, ou en guérir, ou composer avec elle, alors qu’on ne compose pas avec la mort.

Le reportage nous montre un village. Et les prises de vues étaient étonnantes. Ce qu’on nous montrait c’était un village de vacances. Ou une sorte de Sun City [24] , organisé, sécurisé, aseptisé. La sécurité est celle des résidents, elle est au moins autant celle des proches. Mais cette sécurité se paie de l’adhésion implicite à une illusion, celle d’un monde attirant, magique, enfantin, déresponsabilisé. L’esthétique mise en scène par le reportage m’a fait penser à celle d’un lieu extraordinaire : le centre commercial Val d’Europe, dans la plaine de Brie, à un jet de pierre (ce n’est pas un hasard) d’Eurodisney. C’est un lieu magnifique, plaisant, rassurant, un pays des jouets [25] où sans nul doute il fait bon errer ou passer une journée ; il y a même un village fait de maisons pimpantes qui sont autant de boutiques de fringues… Je n’ai pas tenu une heure, et n’y suis pas retourné depuis près de vingt ans.

Je dis ça en pensant que, découvrant le reportage, les promoteurs du Village Alzheimer ont dû éprouver comme une pointe d’agacement.

Notes

[1Le « dément qui fugue » ne fugue pas : il a besoin de marcher, donc il marche ; ce n’est que dans un second temps, en somme, qu’il se souvient que quand on marche c’est pour aller quelque part.

[3Tout comme je ne sais pas comprendre comment certains de mes amis vieillissants choisissent de vendre leur belle maison bien entourée pour s’acheter un appartement.

[4L’aventure des Baba Yagas montre précisément que les choses ne sont pas si simples.

[6Alors que rien en pratique ne s’y oppose, pourvu que l’Établissement les fournisse et les gère ; mais là également, si ancrée est la doxa qu’il n’est pas si simple pour les professionnels de se positionner autrement que comme des soignants, il y aurait des articles entiers à écrire sur ce sujet ; la saga de l’intégration des Aides Médico-psychologiques en témoigne encore plus éloquemment.

[8Je n’ai d’ailleurs jamais su quel est le statut juridique exact d’un patient de long séjour : on sait que le résident en maison de retraite passe avec l’établissement un contrat de location qui fait de sa chambre un domicile, avec toutes les conséquences que cela implique ; je ne suis pas sûr que quelqu’un comprenne ce que signifie « être locataire d’une chambre d’hôpital ».

[9Redisons-le : je ne suis pas allé sur place, et je ne connais pas le projet. Ce dont je parle c’est d’un reportage.

[10J’ai dit ailleurs qu’il vaudrait mieux travailler sur les représentations que se borner à changer le mot.

[11N’insistons pas davantage sur ce que je soutiens : par définition la maladie d’Alzheimer touche le sujet jeune  ; la personne âgée n’a pas de maladie d’Alzheimer, mais une affection proche, d’origine nécessairement différente. En banalisant le terme de maladie d’Alzheimer on se borne à créer un fourre-tout dans lequel on entasse des situations de mécanismes divers, comme notamment les démences où la part psychogène prédomine.

[12On pourra se reporter à http://michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article127, et qui semble clos. J’en parle ici parce qu’on a beaucoup dit, à tort, que ces médicaments avaient pour intérêt de retarder l’entrée en institution.

[13Je ne prescrivais pratiquement jamais de neuroleptiques. Avec le recul je crains d’avoir été un peu trop dogmatique sur ce point, mais cela demande examen.

[14Ce que je sais en revanche c’est que cela nous rassure : nous ne sommes pas démunis devant la maladie.

[15L’exemple de ce dilemme est celui de l’agenda. Si je commence à perdre la mémoire, faut-il me conseiller de lutter pour mieux retenir mes rendez-vous, ou de m’ouvrir un agenda permettant de les noter ?

[16C’était faire bon marché des capacités intellectuelles du dément, j’en ai connu une, très lourdement atteinte, qui ne mémorisait plus rien mais n’avait pas son pareil pour espionner et reproduire la combinaison du digicode.

[18Je crois que tout est affaire de pragmatisme et d’imagination. Par exemple on connaît le problème posé par ces déments qui ont tendance à uriner partout, et de préférence dans les parties communes. On parvient à ce comportement, certes, en perdant ce qu’à tort ou à raison on a décrit comme une fonctionnalité cérébrale spécifique sous le nom de « sens des convenances sociales », mais aussi en perdant tout simplement le chemin des toilettes. J’avais proposé qu’on installe, bien visible dans la salle commune, un urinoir en faïence. Je ne l’ai jamais obtenu, et je le regrette : je conviens que ce n’aurait pas été aussi décoratif que ne le croyait Duchamp, mais par rapport à une salle commune souillée en permanence, c’eût été peut-être un moindre mal.

[19https://hogeweyk.dementiavillage.com/en/ ; notons l’appellation : dementia village.

[20« The residents manage their own households together with a constant team of staff members ».

[21« Le fait, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, d’arrêter, d’enlever, de détenir ou de séquestrer une personne, est puni de vingt ans de réclusion criminelle. »

[22Code Civil, art. 459-2.

[23Je plaide pour ma part pour qu’on institue une procédure de type référé qui pourrait permettre à un juge de valider en urgence la préconisation d’un médecin sur ce seul point. C’est d’autant plus capital qu’il existe une foule de situations où une vieille personne, qu’il serait abusif de mettre sous tutelle au prétexte d’une démence qu’elle n’a pas, s’accroche désespérément au projet, devenu pourtant notoirement irréaliste, de continuer à vivre chez elle. Au quotidien on s’en sort avec des bouts de ficelle qui ne tiendraient pas une seconde devant un tribunal, voir par exemple http://infosdroits.fr/wp-content/uploads/2013/05/Cour-Appel-Douai-8-f%C3%A9vrier-2013-choix-r%C3%A9sidence-majeur-protege.pdf.