Alzheimer : le grand leurre ?

32 | (actualisé le ) par Michel

Je viens d’entendre parler ce matin du dernier livre d’Olivier Saint-Jean : Alzheimer, le grand leurre.

Naturellement je ne l’ai pas encore lu. Je suis donc très bien placé pour en parler. Car il me semble qu’il y a quelques petites choses qu’on peut en dire.

La première est qu’il faut écouter ce que l’auteur nous dit. Olivier Saint-Jean, ce n’est pas n’importe qui, c’est un des grands de la gériatrie contemporaine, et il ne nous a pas habitués à dire n’importe quoi pour le seul plaisir de causer dans le poste. Respect absolu, donc, pour ce que je lirai.

La seconde est que si j’en crois le journaliste qui rend compte du livre la charge essentielle porte sur l’inefficacité des traitements médicamenteux. J’ai déjà traité de ce point à http://michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article127, j’y renvoie. Redisons d’un mot que, oui, dans la quasi-totalité des cas ces médicaments sont inefficaces ; ma seule nuance est que :
- J’ai cru (je suis à présent retraité, je n’ai aucun moyen de poursuivre mon étude sur ce point) discerner que dans, disons 5% des cas l’effet n’est pas nul ; il y a même des cas d’amélioration spectaculaire.
- Pour cette raison je crois qu’il est légitime de systématiquement faire un essai, à condition de le suivre très précisément, de le limiter dans le temps et de savoir l’abandonner quand les résultats ne sont pas là.
- Mais cette hétérogénéité des résultats suggère aussi qu’il pourrait y avoir des patients répondeurs et des non-répondeurs. À condition de se donner, ce qui n’a pas été fait, des moyens de les détecter.
- Cela pourrait signifier que les troubles sous-jacents ne sont pas les mêmes, ce qui n’est pas totalement dénué d’intérêt. Notamment par ce moyen on pourrait démembrer le groupe « maladie d’Alzheimer », et je crois qu’on trouverait effectivement un nombre notable de situations où les facteurs, notamment sociaux, jouent un rôle prépondérant.

Après, je trouve que c’est très compliqué ; qu’il faut être prudent, et bien préciser de quoi on parle. Notre monde est un monde de parole, la sémantique y revêt une importance majeure, et j’assume sans problème l’accusation de pinaillage qu’on me sert régulièrement quand je dis ça.

Je n’ai jamais aimé parler de « maladie d’Alzheimer », et ceci à cause de l’histoire. Rappelons les faits : il existait, il a toujours existé une démence sénile. La Bible en parle déjà. Puis est venu Aloïs Alzheimer qui s’est étonné de trouver des cas de démence sénile chez des malades qui n’étaient pas vieux. La maladie d’Alzheimer, c’est une démence sénile du sujet jeune. Je n’ai jamais su ce que pourrait être une démence sénile du sujet jeune chez le sujet âgé. Raison pour laquelle je m’obstine à parler de « démence sénile de type Alzheimer ».

Ceci a plusieurs conséquences :

La première est que je serais très étonné d’apprendre que le mécanisme qui torpille le cerveau d’un patient de cinquante ans est exactement le même que celui qui fait qu’un octogénaire commence à dérailler par moments.

La seconde est qu’on doit reconsidérer la notion d’épidémie : il y a de plus en plus de malades étiquetés Alzheimer, mais… on a supprimé la démence sénile. Il s’agit là d’un simple tour de passe-passe sémantique. Classique à notre époque : les humains, ne sachant pas changer les choses, changent les mots et se trouvent tout ébaubis quand ils entendent le bruit qu’ils ont fait avec leur bouche ; alors que ce qui a changé ce n’est pas la chose c’est seulement la manière de la dire.

C’est ainsi qu’on assiste à une explosion du phénomène de burn out ; on oublie un peu vite que dans les temps très reculés de ma jeunesse il y avait le surmenage. Mais burn out, ça vous a tout de même une autre allure. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’une erreur d’interprétation : on sait que le terme de burn out nous vient de l’astronautique, et désigne ce qui se passe quand une fusée est à court de carburant ; et j’ai cru que le burn out décrivait ce qui arrive à ces professionnels, souvent jeunes, qui arrivent dans un service avec toute leur bonne volonté, qui partent comme des fusées et qu’on voit peu à peu, souvent très vite, s’éteindre pour devenir d’authentiques boulets (on verra une excellente description de ce syndrome chez le légionnaire d’Astérix en Corse) ; j’ai su que j’avais tort, tant pis : mon idée est meilleure ; « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende ». [1].

Bref, tout de même, avoir un Alzheimer c’est plus classe qu’une démence sénile.

Mais surtout, cela a un autre avantage : c’est qu’on a éludé le mot « vieux » ; et cela a trois conséquences :
- Il s’agit d’une maladie, on peut la soigner.
- Mon père n’est pas si vieux que cela, donc moi-même je suis encore jeune.
- Et quand ce sera mon tour, on pourra me soigner.

Pour essayer de comprendre ce qui se passe, je crois que le plus simple est de se référer au modèle suivant. J’ignore tout de ce qu’il vaut, mais j’y suis attaché, notamment parce qu’il pourrait permettre de comprendre pourquoi, quand on examine le cerveau des déments, on trouve des dégâts si variables, et qui n’ont guère de rapport avec l’intensité des symptômes.

Vieillir est une crise, difficile, pénible, douloureuse, qui suppose des moyens, notamment intellectuels. Or le cerveau s’abîme avec l’âge. Cela permet de définir trois groupes :
- Les malades qui ont peu de lésions mais pour qui la crise du vieillir est si terrible qu’ils se réfugient dans la démence.
- Les malades qui vivent bien leur vieillissement mais dont le cerveau est si dégradé qu’ils n’ont plus les moyens de penser.
- Les autres, vous, moi, chez qui la démence n’apparaîtra pas parce que nous aurons peu de lésions et que nous allons réussir notre vieillissement.
Il vaudrait la peine d’explorer cette voie, de préciser les moyens de diagnostiquer l’un et l’autre élément, ce qui permettrait de conforter l’hypothèse et de traiter autrement.

Si cette hypothèse était exacte, elle pourrait permettre de comprendre pourquoi j’ai l’impression qu’en fonction de l’âge il y a trois groupes de malades (avec tous les chevauchements qu’on voudra, bien sûr) :
- Les malades jeunes, chez qui les phénomènes lésionnels seraient au premier plan.
- Les malades très âgés, chez qui j’ai toujours répugné à parler d’Alzheimer, ou même de démence : ce sont simplement des gens qui ont débranché la machine à penser.
- Entre les deux un vaste groupe dans lesquels les deux raisons de tomber en panne s’associent dans des proportions variables.

Ce que je dis là n’a rien de nouveau, on l’a simplement oublié ou méconnu. Depuis des années Jean Maisondieu insiste sur l’importance des facteurs psychiques dans la genèse de démences.

Mais il reste trois choses à considérer.

La première est que cela ne suffit pas à dire que « la maladie d’Alzheimer est une construction sociale », d’ailleurs je doute qu’Olivier Saint-Jean écrive cela. C’est bien assez déjà que de rappeler que ces facteurs sociaux sont dramatiquement sous-évalués. Je ne sais pas où en sont sur ce point les militants de l’ « humanitude », mais à l’époque où j’ai cessé de m’y intéresser ils me semblaient dans l’excès inverse.

La seconde est qu’il me semblerait abusif de considérer que la maladie n’est qu’un aspect du vieillissement. Bien sûr d’un certain côté c’est vrai. Mais tout dépend des liens qu’on fait entre vieillissement et maladie. L’arthrose, que je sache, n’est qu’une manifestation du vieillissement. Cela suffit-il à dire qu’on ne la traite pas ? Le diabète de type II est largement le fait d’un pancréas qui s’épuise à compenser un mode de vie inadéquat. N’est-ce pas là une manifestation du vieillissement ? Et d’une manière plus générale il ne viendrait à personne l’idée de renoncer à se faire opérer de la cataracte au motif qu’à cet âge c’est normal de ne plus voir. Bref il y a d’authentiques manifestations du vieillissement qu’on traite comme des maladies. Il n’y a pas d’un côté les troubles liés au vieillissement, qu’on devrait respecter, et les maladies qu’il faudrait prendre en charge.

La troisième est plus étrange encore ; mais pour la comprendre il faut se demander ce qu’est une maladie.

Le savoir médical se constitue par une série d’observations qu’on exploite de manière statistique et qu’on essaie de conforter par des examens anatomiques.

Par exemple on trouve des gens qui ont de la fièvre, mal au dos et des urines purulentes. Quand on peut examiner leur reins on trouve qu’il y a une infection. On définit ainsi l’infection urinaire, qui se caractérise par la présence de ces trois symptômes.

Mais on s’aperçoit vite que dans la population des malades ayant une infection urinaire, il y en a un certain nombre qui n’ont pas mal au dos ; ou qui n’ont pas de fièvre ; ou dont les urines ne sont pas purulentes ; par contre il y en a qui vomissent. Le vomissement devient donc un signe faisant suspecter une infection urinaire. Ou chez le sujet âgé la constipation, l’agitation, etc. Inversement, bien sûr, parmi ceux qui ont mal au dos, de la fièvre et des vomissements, il y en a qui ont une infection vertébrale.

Bref, peu à peu le tableau se complique, s’enrichit, et on est conduit à inclure dans le groupe des infectés urinaires des gens dont la symptomatologie est parfois très éloignée de ce qu’on avait pensé au départ. Du coup il devient problématique de définir les limites d’une maladie, puisque les manifestations peuvent être communes à des pathologies parfois très différentes. Le risque est limité quand on peut s’appuyer sur l’efficacité d’un traitement, ou sur des examens anatomiques ; il est beaucoup plus important quand on ne dispose pas de ces recours. C’est le cas pour les démences.

Au maximum on peut être victime d’illusions.

J’ai longtemps rêvé, mais ma paresse m’en a dissuadé, d’étudier la chlorose des jeunes filles.

Par chlorose des jeunes filles on entend une maladie qui a occupé une place prépondérante dans la médecine pendant deux siècles, disons entre 1750 et 1900. C’était un trouble terrible, qui affectait la quasi-totalité des jeunes filles, qui entraînait volontiers la mort, et qui a donné lieu à une masse considérable de publications et d’essais de traitement. Elle tient une place très importante chez Balzac, Zola, Dumas, etc.

La manière dont le concept s’est constitué est éclairante : on est parti d’un groupe de jeunes femmes qui présentaient des symptômes similaires (et dont je suppose qu’elles devaient avoir une anémie par carence en fer). Elles étaient pâles, alanguies, sujettes aux malaises, elles avaient mal à la tête, etc. Cela a défini la chlorose. Puis on s’est aperçu que d’authentiques chlorotiques avaient le teint rouge : la rougeur du teint est ainsi devenue un signe de chlorose. D’autres n’étaient pas languides mais agitées : on a inclus l’agitation. Certaines avaient des règles abondantes : chlorose. Mais d’autres n’avaient pas de règles : chlorose. Etc. De proche en proche on a inclus tout le monde.

Et au bout du compte ? La chlorose a disparu. Elle n’existait pas, c’était une pure construction sociale, je suppose qu’elle n’a pas résisté à l’avènement de la biologie médicale. Mais ce n’est pas un cas isolé : que sont devenues les fièvres cérébrales dont Jules Verne nous rebat les oreilles, et ce avec des descriptions d’une précision chirurgicale ?

Cela conduit à lire autrement La montagne magique : le chancelier Behrens n’est ni un charlatan ni un incapable, c’est plus compliqué ; c’est parce qu’à l’époque la méthodologie médicale était incertaine qu’il n’avait pas les moyens de constater que Hans Castorp n’était tout simplement pas malade.

Le plus probable est que la médecine contemporaine n’est pas à l’abri de ces illusions. J’entends la médecine au sens large. Pour ne donner que cet exemple il existe une maladie liée au gluten. Elle se prouve par des examens précis et fiables. Quant aux symptômes ils sont variables. Le résultat est que le champ des intolérances au gluten tend à s’étendre, et que, très probablement, l’immense majorité des sujets qui se plaignent d’intolérance au gluten n’en sont nullement atteints ; le lobby des céréaliers, dont je n’ai pas lieu de contester l’existence, est pour peu de chose dans l’explosion de cette maladie.

Je ne crois pas un seul instant que la démence de type Alzheimer se réduise à une construction sociale. En revanche, qu’on la considère en se souvenant de ce qui est arrivé à la chlorose, cela, oui, m’importe au plus haut point.

Notes

[1Ford, J : L’homme qui tua Liberty Valance