La sexualité du dément

13 | (actualisé le ) par Michel

La sexualité du dément est un sujet que, me semble-t-il, on n’aborde guère. Pourtant c’est de manière non rare que les soignants s’y trouvent confrontés. Les problèmes pratiques, techniques, éthiques sont alors d’une complexité redoutable.

Je n’ai pour ma part aucune solution à proposer, ni d’ailleurs aucune opinion fixée. Mais je peux essayer de donner quelques réflexions, tout en reconnaissant qu’elles sont bien insuffisantes pour permettre d’aboutir à un quelconque résultat.

LA SEXUALITÉ DU SUJET ÂGÉ :

Avant de parler du dément, il faudrait se souvenir que c’est souvent une vieille personne, et que son éventuelle sexualité doit se penser dans le cadre général de la sexualité du sujet âgé.

C’est là une question qui a occupé le devant de la scène voici quelque temps ; je ne suis pas sûr que la réflexion ait abouti, ni qu’on en parle beaucoup ce temps-ci. J’ai bien peur que tout cela n’ait tourné court. On s’est borné à des reportages revigorants dans la presse locale sur un mariage en maison de retraite, ou sur la verte vieillesse d’un nonagénaire sur France-Culture. Tout cela ne fait pas un travail de fond, et je prends le pari que s’il en va ainsi c’est à cause d’une censure généralisée sur laquelle il faudrait s’interroger une bonne fois. Je n’ai pas les moyens de mener cette interrogation, je ne pense que ce que nous pensons tous : nous ne parvenons pas à penser la sexualité du sujet âgé, nous ne parvenons pas à admettre l’idée qu’il puisse y en avoir une ; je trouve révélateur que bien avant la campagne, passablement erratique, de dénonciation des abrutis sexuels, l’image était celle du vieux cochon, ce qui implique mine de rien qu’il ne saurait y avoir de jeunes cochons, et qu’un cochon dans la force de l’âge est un pervers sexuel (ce qui tout de même vous a une autre allure, car le vieux cochon est avant tout ridicule plutôt que criminel).

En psychanalyse de bazar on rapprocherait cette censure du fait que nous peinons à imaginer la sexualité de nos parents. C’est Flaubert qui la décrit le mieux, cette sexualité. Dans la Légende de Saint Julien l’Hospitalier on trouve ce portrait de la mère du saint : Elle était très blanche, un peu fière et sérieuse. Les cornes de son hennin frôlaient le linteau des portes ; la queue de sa robe de drap traînait de trois pas derrière elle. Son domestique était réglé comme l’intérieur d’un monastère ; chaque matin elle distribuait la besogne à ses servantes, surveillait les confitures et les onguents, filait à la quenouille ou brodait des nappes d’autel. A force de prier Dieu, il lui vint un fils. Je parle de psychanalyse de bazar, non que je nie l’importance de ce phénomène mais parce que je le crois très insuffisant, très réducteur. On ferait mieux d’élargir le champ de la réflexion et de s’interroger sur l’incroyable bouleversement des repères temporels qu’on observe en maison de retraite.

Par « bouleversement des repères temporels » j’entends au moins trois choses qui, loin d’être distinctes, sont bien évidement entrelacées.
- La première est que, de fait, le temps en maison de retraite n’a ni la même signification ni la même fonction que dans la vie ordinaire ; il ne suit pas les mêmes rythmes, et le manque d’événements dignes de ce nom fait qu’il n’y est pas très utile d’avoir une montre. Il ne servirait à rien de se gendarmer, encore moins de culpabiliser : toutes les animations du monde ne pourront jamais faire de la maison de retraite un milieu naturel. Je n’ai jamais pu remercier suffisamment cette aide-soignante qui m’expliquait : « Nous, nous sommes toujours avec eux ; nous sommes responsables du temps qui s’écoule ; vous, quand vous venez, ça leur fait un événement ». On ne m’a jamais dit aussi clairement la différence entre chronos et kairos. Tout sur ce point est à méditer.
- La seconde est que le temps ne s’écoule certainement pas de la même manière quand il se termine, tout simplement parce qu’alors il ne s’agit plus du même phénomène. Je ne vais même pas essayer d’aborder le débat philosophique, il suffit de savoir qu’il existe et tourne notamment autour de cette question : peut-on dire qu’il y a un temps quand rien ne se passe ? Mais ce que nous pouvons tous dire c’est que pour moi le temps est d’abord ce que j’en perçois, d’où le fait que tantôt je le trouve long tantôt je ne le vois pas passer. Et le phénomène temps n’est pas le même selon que j’en ai ou non : pendant la plus grande partie de ma vie j’ai agi, et à juste titre, comme si le temps ne devait jamais s’arrêter, comme si, entreprenant quelque chose, je n’avais pas à me demander si je risquais de ne pas pouvoir le terminer ; il vient un âge où, les questions se posant autrement, le temps lui-même devient un phénomène différent. Bref si les repères temporels sont bouleversés, c’est aussi que la mort est du voyage.
- La troisième est que les professionnels sont en grande difficulté pour penser la dépendance liée à l’âge. Ceci repose sur une évidence : nous avons été enfants, nous avons été jeunes, nous n’avons jamais été vieux, nous n’avons aucune expérience de la vieillesse. Du coup les modèles dont nous disposons sont totalement inadéquats, et la seule manière à peu près cohérente de penser la dépendance est hélas celle de la retombée en enfance : on tend à s’occuper de la vieille personne comme on a fait de ses nourrissons, encore s’agit-il d’une image disloquée, comme le montre le fait, toujours aussi étrange, qu’on juge évident de lui mettre des couches à la moindre suspicion d’incontinence mais qu’on n’imaginerait pas de lui donner un biberon en cas de fausse route (alors même que c’est la seule attitude logique).

Toujours est-il que la conséquence est largement notre inaptitude à penser la sexualité au grand âge. Inaptitude qui va d’ailleurs dans les deux sens, car si le tabou pesant sur ce sujet est d’une solidité impressionnante, je ne suis pas sûr que, si on le levait, on verrait éclore autant de choses que certains semblent le penser. En outre il faut se demander de quel poids pèse le stéréotype culturel qui, dans les générations qui nous ont précédés, voulait par exemple que la vie sexuelle d’une femme se termine à la ménopause ; nous ne savons pas ce qu’il en sera dans notre génération.

Que faudrait-il faire ? Bien malin qui peut le dire : la maison de retraite est par nécessité un lieu de norme et de contrôle, et on ne voit pas très bien comment elle pourrait seulement prendre en compte l’exercice d’une liberté aussi intime. Tout ce qu’il me semble c’est qu’il n’est pas normal de ne pas y disposer de lits doubles, voire de chambres dédiées. Ou encore que les phénomènes de harcèlement sexuel de la part de certains résidents qu’on y observe parfois ne doivent pas être traités par les soignants : il s’agit de délits relevant d’une procédure pénale, la maison de retraite n’est pas une zone de non-droit où opérerait une police privée exerçant une justice privée.

Bon. L’objectif de cet article n’est pas de s’attarder sur la sexualité du sujet âgé mais de parler du dément. Qu’il suffise de retenir que cette sexualité est occultée avant tout parce que c’est la sexualité d’une vieille personne.

LA SEXUALITÉ DU DÉMENT :

Il arrive que le dément [1] se mette à présenter des comportements sexuels plus ou moins explicites. Disons-le tout de suite : ce n’est pas si fréquent. Il vaudrait la peine de produire des statistiques sur ce point, en vue de pouvoir dire si ce phénomène est plus, moins, autant répandu que dans la population générale du même âge. Toujours est-il que chez ces malades qui pour d’évidentes et légitimes raisons sont davantage encadrés que les personnes indemnes, l’attitude des soignants est volontiers répressive. Mais voici qu’on tend de plus en plus souvent à critiquer cette répression pour des motifs éthiques :
- Le fait d’être dément n’a pas lieu d’abolir toute liberté.
- On ne voit pas pourquoi le dément n’aurait pas de sexualité.
- Et d’ailleurs, compte tenu de ce qu’ils vivent, si un tel comportement peut leur être source de plaisir ou de consolation, pourquoi les en empêcherait-on ?

Ces questions sont importantes, et doivent être examinées avec soin.

Commençons par la question de la liberté. Elle est particulièrement délicate, car pour parler de liberté il faut que soient remplies un certain nombre de conditions, qu’on oublie bien souvent. Ne nous étendons pas, disons simplement que la liberté est liberté d’agir en connaissance de cause. Le rat de laboratoire qui dispose de deux boutons sur lesquels il peut appuyer à son gré sans savoir lequel des deux va lui donner accès à la nourriture et lequel va lui infliger une décharge électrique ne dispose que d’une dérision de liberté. De même les électeurs sont libres de lire ou non le programme des candidats ; mais quand ils vont voter sans les avoir lus ils n’exercent plus aucune liberté.

Or il ne faut pas méconnaître que le dément présente souvent des troubles, notamment de la série frontale, qui induisent des comportements sans rapport avec l’exercice d’une liberté. C’est le cas notamment de ce qu’on appelle la perte du sens des convenances sociales, qui l’amène par exemple à adopter un langage inadapté, grossier, vulgaire, qui choque beaucoup les proches qui ne reconnaissent pas leur parent, lui si doux, si poli, si discret. C’est cette perte du sens des convenances sociales qui en vient souvent à désinhiber le comportement sexuel. Difficile dans ce cas de parler de liberté, alors qu’il s’agit d’un symptôme de la série psychiatrique.

La perte du sens des convenances sociales est probablement nécessaire pour produire les comportements de déshabillage, si souvent observés. Il est surprenant que ces comportements de déshabillage, dont le contenu sexuel est pourtant explicite, ne soient presque jamais envisagés sous cet angle. On trouve là, probablement, la trace d’un mécanisme de scotomisation de la part des soignants. Cette scotomisation est sans doute le résultat d’une nécessité : il ne faut pas oublier que les soignants ont affaire au corps, et au corps nu. Il leur faut des mécanismes de défense, encore faut-il que ce soient les bons. Et il y a là aussi sans doute une réflexion à mener : on lit de manière non rare le récit de soignantes qui se sont trouvées en difficulté lors de la toilette d’un vieux monsieur (comme si les vieilles dames jamais… passons) qui se mettait à présenter « des gestes ou des propos déplacés » ou, pire, des érections. Il est facile à comprendre qu’elles en soient incommodées. Mais il est tout aussi facile de comprendre que c’est inévitable : leur erreur est de croire que, du moment que leur attitude ne présente aucune charge érotique, la situation perd la sienne, alors qu’il s’agit toujours d’une jeune femme en train de manipuler le sexe d’un homme. Le fait que, ce faisant, elles n’éprouvent aucun désir sexuel et ne songent nullement à en provoquer un est, si l’on ose dire, impuissant à éviter qu’occasionnellement elles le provoquent, et bien plus encore chez le dément désinhibé.

Mais cela ne résout pas le problème, et pour deux raisons au moins :

La première est que cette perte du sens des convenances sociales peut être parlante en elle-même. Pour faire bref disons qu’on a parfois l’impression qu’elle vient lever un désir que le patient ou la patiente a refoulé toute sa vie. Mieux vaudrait tard que jamais, en somme. Dans un autre registre je ne suis pas près d’oublier ce vieux monsieur qui avait passé toute sa vie sous la coupe de son dragon de femme, et que j’ai trouvé un jour, pris de cette étrange et réversible panne cérébrale qu’on nomme ictus amnésique, en haut de son escalier, attendant son épouse une hache à la main. Bref on ne peut pas dire que le malade présentant une perte du sens des convenances sociales exerce sa liberté ; on ne peut pas dire non plus que les symptômes psychiatriques ne sont pas un langage.

La seconde est qu’en matière de démence il est prudent de prendre le malade là où il est. C’est une des plus grandes difficultés de l’accompagnement du dément, on ne le dira jamais assez. La grande souffrance de l’entourage est d’assister à la déchéance de l’être aimé : « Ce n’est plus lui ». Et la plus grande erreur est d’essayer de le retenir en le ramenant vers ce qu’il était, en lui reconstruisant des bribes de son passé. Il faut s’employer à détruire cette illusion, faute de quoi la souffrance des proches restera sans remède. Celui qu’ils aimaient est mort ; à la place il ya quelqu’un d’autre, qui entretient des rapports avec celui qu’ils aimaient, mais qui a sa vie propre, ses capacités propres, ses désirs propres. Ne reste que deux difficultés :
- Ce qu’on propose quand on dit cela, c’est de faire le deuil de quelqu’un qui n’est pas mort.
- Le projet de ce deuil n’a pas de sens : si je vais voir l’être aimé, ce n’est pas en raison de ce qu’il est mais de ce qu’il a été ; si c’est un être nouveau on se demande pourquoi j’irais le voir.
Positionnement impossible, irréaliste, donc. Mais il n’y en a pas d’autre.

Ainsi donc, de cette vieille dame qui toute sa vie a été si pudique, si réservée, si discrète, et qui se met brutalement à adopter un comportement de nymphomane, il est difficile de dire qu’elle exerce sa liberté. Pour autant il faut tout examiner avant de conclure. Notamment en ce qui concerne la question éthique. On sait qu’il existe deux grandes manières d’aborder les problèmes éthiques :
- D’un côté il y a une réflexion basée sur les principes : est bon ce qui ne contrevient pas à des principes considérés comme absolus.
- De l’autre il y a une réflexion basée sur les conséquences : est bon ce qui fait le moins de mal possible au moins de monde possible.
Ici je crains que la réflexion basée sur les principes, et qui devrait être un temps essentiel de toute démarche éthique, ne soit d’aucun secours.

Si on accepte cette manière de voir, alors les questions à se poser se réduisent sensiblement :
1°) : Quel est le trouble à l’ordre public ? La situation n’est évidemment pas la même selon que le dément s’est choisi un objet sexuel précis ou s’il rejoue Don Giovanni.
2°) : S’il a jeté son dévolu sur un partenaire, quelle est la réaction de celui-ci ?
- S’il est hostile, on est évidemment ramené au cas précédent.
- S’il se laisse faire, il faudra se demander ce que cela signifie. Car on veut bien admettre que le dément qui développe une activité sexuelle exerce une liberté, mais il faut que cette activité soit de part et d’autre librement consentie. Or tout comme certains malades présentent une désinhibition, l’inverse s’observe au moins aussi souvent. Difficile dans ces conditions d’assimiler à un consentement ce qui n’est qu’une passivité pathologique. Il faudra donc essayer de vérifier que ce consentement relève d’un désir partagé.
3°) : Si on en vient à la conclusion que le couple qui ainsi vient de se former offre quelque apparence de légitimité, comment gère-t-on la situation ? En particulier, bien sûr, comment gère-t-on vis-à-vis de l’entourage, qui a toute chance, et toute raison, de se trouver déstabilisé par la situation ; la difficulté naturellement est maximale quand le malade est marié…

Tout cela ne donne aucune solution, bien sûr. Mais peut-être cela permet-il d’ouvrir quelques pistes.

Notes

[1On parle ici du dément profond, de celui qui ne peut plus vivre à domicile. Il n’est pas certain que le problème soit plus simple chez un malade moins atteint : comment, et de quel droit, évaluer la situation ?