Euthanasie : un point à deux voix I

2 | par le géomètre, Michel

Discussion sur les points de vue du patient, du médecin et de la loi, relativement à la fin de vie.

Introduction

La question de la fin de vie est une question de société, mais dont la réponse est totalement personnelle et intime, ne relevant que de la conscience individuelle. Elle concerne cependant des situations qui impliquent des contraintes légales et des avis médicaux.

Ce dialogue examine différents points de vue et critères de raisonnement, ainsi que différentes facettes de leur articulation. Le but premier est de procurer les éléments de connaissance et de compréhension, permettant à chacun d’explorer le problème, et d’être rassuré sur la liberté et la capacité à faire un choix qui sera nécessairement pris en compte parce qu’il aura une traduction légale et médicale. Cette analyse s’intègre aussi à la réflexion portant sur la compréhension du problème et de sa solution actuelle, ainsi que sur les implications qu’auraient d’autres types de solutions.

I. Pourquoi une loi pour la fin de vie ?

Le médecin : La loi vise à organiser la vie en société, elle n’a rien à dire sur ceux qui veulent la quitter. La loi n’est pas tenue de faciliter toutes les pratiques. Elle ferait d’ailleurs courir, si elle le faisait, un danger majeur à la société.

Le géomètre :
- Le rôle de la loi est d’organiser la vie en société. Dans les circonstances limites de fin de vie, il s’agit encore de vivre en comptant sur une assistance pour exercer ses droits.
- Le rôle de la loi est de protéger les personnes les plus faibles, mais aussi en situation de détresse extrême qui leur fait envisager la mort.
- Le rôle de la loi est de protéger les médecins qui auraient à prendre des décisions médicales difficiles, et de leur permettre de les prendre sans qu’ils soient accusés de crime.

Le médecin : Sans doute. Et je vois bien les limites de l’argumentation que je développe. Mais précisément, il s’agit d’une situation limite : les gens qui veulent quitter la vie veulent quitter la société, mais de ce fait ils y sont encore. Et la question est de savoir si la loi peut s’intéresser à ces situations :
- La ligne de touche est-elle en touche ?
- La loi, étant un principe général, peut-elle s’occuper des limites ?

Le géomètre : Les gens ne veulent pas forcément quitter la vie. Ils souffrent. Et un médecin peut avoir dans certains cas à prendre des décisions définitives. La loi actuelle ne démontre-t-elle pas qu’une loi peut s’occuper de ces situations, et qu’elle le doit ?

Le médecin : S’ils ne veulent pas quitter la vie, alors l’objection tombe, tout simplement. Et le médecin n’a pas à prendre des décisions définitives : il dispose de toute une gamme de moyens pour faire taire la souffrance.

II. Pourquoi une loi pour des situations particulières et personnelles ?

Le géomètre : La question, bien que de société, est personnelle à un moment donné et dans une situation donnée. Et il faudrait une réponse personnalisable. Comment inscrire légalement un droit de mourir, sans légiférer sur le suicide ? Comment éviter de donner le droit de tuer ? Sinon, comment éviter que cela ne se transforme en obligation dans certains cas de figure ?

Le médecin : C’est effectivement une question de société, mais qui est totalement personnelle. Ma réponse est qu’on ne peut pas légiférer sur des questions personnelles. C’est tout, simplement tout. L’enjeu de la généralisation imprudente est majeur, car c’est toute la question de la faisabilité d’une loi qui s’y trouve posée. Il n’est guère possible, en effet, de légiférer sur des cas particuliers : la loi, par définition, n’est valable que pour le cas général, et s’il n’y a pas de cas général, il ne peut y avoir de loi ; c’est le pouvoir judiciaire, non le législatif, qui a compétence pour dire ce qu’il en est des cas particuliers. Ici encore, il est à craindre que le texte n’introduise le germe des choix qu’il souhaite pourtant éviter.

Les affaires d’euthanasie sont toujours exceptionnelles. Il s’agit de situations dramatiques, singulières, qui demandent à chaque fois une analyse complète ; et c’est bien d’ailleurs ce que la loi exprime en établissant une procédure contraignante. Mais si elles sont exceptionnelles, alors il suit qu’elles ne peuvent faire l’objet d’une loi. Il faut se résigner à choisir.

Le géomètre : Sans parler d’euthanasie, ni de suicide, ni même de fin de vie, mais plutôt de droits et de devoirs de chacun en situation médicale exceptionnelle impliquant donc nécessairement le médecin dans sa pratique, et non un exécutant chargé de mettre en œuvre une décision particulière, peut-être faut-il distinguer les décisions qui doivent rester singulières des dispositions générales dont chacun espère qu’elles seront suffisamment souples pour s’adapter à son cas personnel. Il semble naturel que chacun puisse être rassuré sur la possibilité de choisir d’exercer ou de ne pas exercer son autonomie, sans avoir à justifier ses motivations sur un sujet intime, dans la situation où il en sera le moins capable. Cependant, rassurer sur ces possibilités passe par un texte, mais également par la connaissance de celui-ci. Dans la mesure où l’apport de la loi n’est ni trivial ni inutile, il faut une loi. Dans la mesure où l’absence de loi présente des qualités, il faut une loi incomplète. Le minimum serait des principes posés et complétés par une jurisprudence. Mais la jurisprudence confirmant ou condamnant a posteriori ne remplace pas l’assistance qui a manqué au patient ni le soutien qui a manqué au médecin, manque tragique dans les deux cas.

Le médecin : Je comprends. C’est le point qui avait été soulevé par le Comité Consultatif National d’Éthique dans son avis "Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie". Mais je crois que cela allait encore trop loin : la vérité me semble qu’il y a des circonstances où la loi doit se taire. Et j’ajoute que la situation actuelle me convient fort bien : quand une euthanasie se produit, elle est passée sous silence, et quand elle ne l’est pas, le médecin n’est jamais condamné à une peine réelle ; le seul exemple est le médecin de Saint-Astier dont il est manifeste qu’elle n’a été condamnée (avec sursis) que pour avoir revendiqué son acte. Il y a des choses qui n’appellent que le silence (que serait un monde entièrement régi par la loi ?). Et c’est se moquer du monde que prétendre qu’une loi libéralisant l’euthanasie mettrait un terme aux euthanasies clandestines.

Le géomètre : Un acte qui n’est pas techniquement une euthanasie, mais un accompagnement de la souffrance, reste compatible avec la mission du médecin et n’entrave pas son adhésion. Ce n’est jamais une exécution. Par contre, la loi ne doit pas se taire au sujet des euthanasies qui restent des crimes, et donc inacceptables.

Le médecin : Quand je dis que la loi doit se taire, je veux seulement dire qu’elle n’a pas à se montrer trop curieuse. Elle n’a pas à vouloir régler ces éventuelles situations limites (dont je conteste formellement l’existence).

III. Quels critères, pour quelle loi ?

Le géomètre : Identifions les critères importants à prendre en compte dans une législation :
- 1) Les obligations du médecin, et la nécessité de compatibilité entre ses actes.
- 2) L’initiative du traitement.
- 3) L’autonomie du patient (acceptation ou refus d’un traitement).
- 4) L’autonomie du médecin.
- 5) L’appréciation de la situation.
- 6) Les conditions de la décision.
- 7) L’objectif de la décision.

Le médecin : Ce sont les critères pris en compte dans la législation actuelle :
- 1) Le médecin informe, traite la maladie et la souffrance, et préserve la dignité. Le patient peut choisir d’ignorer son état, sauf risque de contagiosité.
- 2) La proposition d’un traitement par le médecin est soumise à l’acceptation du patient. La demande d’un traitement à l’initiative du patient est soumise à l’acceptation du médecin.
- 3) Le patient est libre d’accepter, refuser, limiter ou arrêter tout traitement. En cas de refus d’un traitement par le patient, le médecin doit tout mettre en œuvre pour le convaincre d’accepter les soins indispensables.
- 4) Le médecin ne doit pas poursuivre une obstination déraisonnable, ni faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté.
- 5) Le médecin apprécie le caractère terminal ou avancée de l’affection grave et incurable, ainsi que le caractère de la souffrance du patient.
- 6) La décision est concertée : avec le patient ou son entourage, selon que le patient est capable ou pas d’exprimer sa volonté, directement ou sous la forme de directives.
- 7) Traiter la souffrance par un moyen pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie, à condition qu’aucun autre moyen ne puisse soulager la souffrance.

IV. Comment préserver l’avis du patient ?

Le géomètre : Limiter l’acharnement thérapeutique, n’est-ce pas préjudiciable à la prise en compte des critères du patient ? "Les actes de prévention, d’investigation ou de soins ne doivent pas (...) lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté (...) ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable." L’impératif "ne doivent pas" ne restreint-il pas la liberté d’appréciation au médecin.

Le médecin : Je suis tenté de vous rassurer. La formulation est suffisamment floue pour que tous les jésuitismes soient permis, et la loi Léonetti ne marche que si les professionnels sont résolus à la respecter dans la lettre et dans l’esprit. La loi Léonetti est procédurale : elle ne dit pas ce qu’il faut faire de l’avis de la famille, mais elle dit qu’il faut le recueillir, se bornant (non sans raison) à tabler (non sans raison) sur le fait qu’à force de recueillir des avis, on finira bien par en faire quelque chose.

Et je ne parle pas de l’ambiguïté de l’impératif : je persiste à demander que sur de tels sujets, on respecte les lois de la logique. "je ne dois pas" n’est pas le contraire de "je dois". Même si le langage courant dit autre chose, l’impératif "ne doivent pas" signifie que le médecin "n’est pas obligé de".

Le géomètre : Logiquement, vous avez raison sur l’interprétation de la négation. Si la jurisprudence va dans ce sens, soit. Mais le législateur aurait pu écrire "peut ne pas" pour ne pas décourager la liberté d’appréciation du médecin.

Pourquoi ne pas maintenir, si le patient le demande, l’obligation de poursuivre associée à une obligation d’informer ? De plus, malgré des risques disproportionnés, un traitement peut présenter un bénéfice aux yeux du patient, en particulier lié à sa dignité, une chance de mourir dignement. Par exemple, une opération visant à défaire la pose d’une assistance ou d’une dérivation qui n’aurait plus d’utilité et qui dégraderait l’impression de dignité, mais qui présenterait des risques d’infection aux yeux du chirurgien. Encore faudrait-il que le médecin y soit sensible, ou accorde à son patient tous les droits en matière de prise de risque.

Le médecin : Le problème d’un traitement qui serait disproportionné, mais néanmoins nécessaire au respect de la dignité du patient, est parfaitement couvert par la loi, le médecin étant juge de ses raisons. Cela me fait penser à la redoutable question de savoir ce qu’il faut faire quand un patient réclame à toute force un traitement que nous savons inutile ou dangereux : la liberté du patient me semble impliquer celle de ne pas être d’accord avec moi, celle de faire des erreurs, celle de prendre des risques inconsidérés. Pour autant, cette liberté qu’il a de prendre une mauvaise décision n’annule pas la mienne qui est de refuser d’y souscrire.

Le géomètre : La liberté du médecin reste grande. Un bon médecin n’abandonne pas trop vite, doit savoir tenter l’impossible, doit exposer le patient à un risque proportionné au risque qu’il courra s’il n’entreprend pas son action, doit considérer un risque plus grand et un bénéfice plus faible dans certaines situations limites, doit attribuer un bénéfice plus grand à l’éventualité d’une mort plus digne, et doit chercher à convaincre le patient d’accepter dans la limite du bénéfice espéré. Il a la responsabilité de la décision et de sa justification. Mais ne peut-on imaginer un moyen pour que le médecin intègre nécessairement dans sa décision la perception du patient quant aux risques et bénéfices ? Car on imagine que le risque pour le médecin est aussi de ne pas pouvoir se justifier, ce qui écarterait certaines interventions risquées, bien que souhaitées de façon rationnelle sinon raisonnable.

Le médecin : C’est l’état actuel de la législation. Ce que vous décrivez, ce sont les devoirs actuels du médecin. Mais voilà : ce n’est pas la loi qui est floue, ce sont les situations. Et dans une situation donnée, il est impossible de faire le départ entre ce qui revient à un caractère indécidable de la situation et ce qui revient à un comportement inadapté du médecin. Je me demande si la revendication d’une loi ne procède pas d’une tentative irréaliste de se prémunir contre les insuffisances des humains qui soignent.

Le géomètre : N’est-ce pas plutôt le souhait de préserver un équilibre entre médecin et patient ? Si c’est l’état actuel de la législation, tant mieux. Cela va mieux en le sachant. Cela signifie donc que le patient peut dans certains cas éprouver le besoin de rappeler au médecin ses obligations. Et peut-il le faire sans avoir l’impression de braquer son soignant ?

Le médecin : C’est une autre paire de manches, en effet, et il y a encore bien du travail pour que la loi du 4 mars 2002 soit prise au sérieux par le corps médical. Mais ce n’est pas affaire d’un nouveau texte.

Le géomètre : Au moins, l’existence d’une loi permet au patient d’expliciter ses critères de décision et de permettre à un tiers, médecin ou pas, de constater s’ils ont été intégrés ou pas.

Le médecin : Certes. Mais je reste à penser que le travail est de faire enfin appliquer la loi existante, pas d’en faire une nouvelle.

V. La règle du double effet et le refus de tuer

Le géomètre : La loi prévoit la possibilité d’un traitement pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. A contrario, cela impliquerait que l’effet principal d’un traitement ne peut jamais être d’abréger la vie, ce qui écarte donc l’usage de drogues mortelles sans autre effet. Par ailleurs, le traitement d’une affection non nécessairement grave et incurable peut avoir un effet secondaire potentiellement dangereux, ce qui peut rester le cas pour une maladie grave et incurable, même en phase avancée ou terminale.

Le médecin : On n’a jamais pénalisé les conséquences toxiques d’un traitement, et les médecins qui ont eu à déplorer un échec thérapeutique ou une complication mortelle ne sont poursuivis pour homicide par imprudence que si l’imprudence est prouvée. Un médecin qui applique un traitement dangereux, pourvu qu’il ait bien pesé sa balance bénéfice/risque, est hors de cause (la loi Léonetti, en gravant dans le marbre la règle du double effet, l’explicite, et cela clarifie les choses).

Le géomètre : Un traitement de la souffrance peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. Mais cela peut encore être n’importe quel traitement ayant pour effet secondaire d’abréger la vie, et pourtant administré principalement dans ce but.

Le médecin : Je ne crois pas : ici on passe la ligne rouge. Si on administre un traitement à cause de ses effets secondaires, alors cet effet secondaire devient simplement l’effet principal. Pour lutter contre la constipation morphinique, un bon moyen est d’utiliser un peu de colchicine ; l’action principale de la colchicine est de lutter contre les crises de goutte, mais par ailleurs c’est un laxatif puissant ; quand je l’utilise pour lutter contre une constipation morphinique, cet effet secondaire devient l’effet principal, à telle enseigne que la modification du transit devient le critère d’efficacité. Si donc j’utilise un produit potentiellement mortel parce qu’il est potentiellement mortel, alors j’utilise un produit mortel.

Les philosophes (ou pour mieux dire les théologiens, car la règle du double effet est d’origine religieuse) ont même étudié le cas d’école : soit un traitement qui a un effet A sur la souffrance, mais dont un effet B le rend tellement tellement toxique que le risque mortel est de 100%. Il serait utilisable si le soulagement de la souffrance résulte de l’effet A et non de l’effet B, et si tout est fait pour limiter l’effet B. Jésuitisme ? je vous assure que quand on est à la manœuvre, on la voit la différence. Cette hypothèse de 100% de risque létal est un cas d’école que je cite parce que la réflexion théologique qui est à la base de la théorie du double effet est allée jusque là.

Il arrive que dans certaines situations, on soit amené à réviser l’analyse du rapport bénéfice/risque. Cette discussion a toujours été biaisée par l’idée que la vie est la valeur suprême. Du coup, on ne pouvait prendre un risque létal que si c’était nécessaire pour sauver une vie. Ce qui a changé, c’est que désormais nous considérons qu’il pourrait y avoir pire que perdre la vie. Ceci nous autorise à prendre un risque létal si c’est la seule manière de soulager une souffrance.

Donc, ce n’est pas parce que je sais que je prends des risques thérapeutiques que je pratique une euthanasie. Le problème du risque thérapeutique dans la sédation ne diffère pas du risque thérapeutique dans une autre situation. Ou s’il en diffère, c’est simplement parce que dans ce cas, le risque est pris alors qu’on ne peut le justifier par l’espoir de sauver une vie. La différence avec une euthanasie est que, dans une application de la règle du double effet, le risque létal n’est qu’un risque, et que tout ce qu’on peut faire pour le parer est mis en œuvre. Il n’y a aucune volonté de tuer, la mort n’est pas le moyen de calmer la souffrance. Dans une euthanasie, l’effet létal est l’effet recherché.

Le géomètre : La seule lecture possible de la loi, c’est donc que l’effet principal doit rester le traitement de la souffrance, même si le traitement peut être mortel, alors qu’un traitement principalement mortel reste associé à une euthanasie et reste illégal. Éviter l’exécution.

Le médecin : C’est exactement cela. Ce que la loi a en vue, c’est le cas de ces traitements qui soulagent la souffrance au prix d’un risque. Et elle dit que la discussion bénéfice/risque dans ces cas doit se mener comme n’importe quelle discussion bénéfice/risque. Elle ne leur confère pas un statut particulier, au contraire, elle les réduit à l’état de tout médicament.

VI. La concertation en cas de souffrance irréductible

Le géomètre : Concernant un traitement pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie en cas de souffrance irréductible, une décision prise unilatéralement par le médecin permettrait l’euthanasie. Prise unilatéralement par le patient, elle permettrait le suicide. Il ne reste donc qu’une concertation conditionnée par l’appréciation médicale pour que la mission du médecin reste cohérente et que celui-ci conserve l’indispensable responsabilité juridique de ses actes. D’autre part, l’administration de ce type de traitements pouvant avoir des effets divers, il vaut mieux avoir un objectif commun pour savoir comment et pour quoi les traiter, et donner une véritable assistance à la fin de vie.

Cette concertation est-elle toujours possible ? Car il y a le patient désirant rester ignorant du diagnostic et du pronostic, et désirant mourir sans avoir à évoquer la question. Et que faire lorsque le patient refuse absolument de se laisser aller tout en demandant qu’on l’endorme définitivement sans le lui dire ? Une aide inspirée et silencieuse n’est-elle pas la plus utile dans ces cas de figure où le patient est pris dans l’impossibilité de penser, exprimer, décider, agir sans dire (lorsqu’il y a assez d’éléments pour constater une souffrance ainsi qu’un désir de s’éteindre) ? Quel est le rôle (le devoir ?) d’initiative du médecin dans cette "concertation" délicate ?

Le médecin : C’est moi et moi seul qui ai le pronostic et l’état exact des possibilités. C’est donc moi qui décide. Dire autre chose serait mentir, tant dans ces situations il me serait facile de truquer le débat. Pour autant, je ne peux me passer de l’avis des autres. Celui de la famille se pose de la même manière que dans tous les autres cas. Mais celui du patient ? D’un côté, il est évidemment capital ; de l’autre, si les souffrances sont insupportables, il est aventureux de prétendre que le patient a tous les moyens de prendre une décision réfléchie. Et s’il la prend, il me reviendra encore d’évaluer si son état intellectuel rend sa décision crédible. Ici encore, c’est moi qui décide. On en vient à dire que les décisions en la matière valent ce que valent les hommes. On en vient aussi à dire qu’il y a inconséquence à confier ma vie à tel ou tel médecin, mais dans le même temps à le juger indigne que je lui confie ma mort.

Tout cela pour dire qu’en dehors des cas où on peut débattre avec le patient confortablement installé sur le canapé du salon et le verre à la main, ce me semble un leurre que de penser qu’il puisse s’agir vraiment d’une décision concertée.

Et la situation caricaturale est celle que vous évoquez et qui est non rare : "que faire dans le cas où le patient refuse absolument de se laisser aller tout en demandant à ce qu’on l’endorme définitivement sans le lui dire ?". On voit bien alors que la seule solution, une fois que l’équipe est arrivée à la conclusion que le véritable désir du patient est de dormir, est qu’elle accepte de le faire subrepticement. Elle n’a alors comme défense que sa propre loyauté.

Le géomètre : Le rôle du médecin n’est donc pas seulement de participer à la concertation, mais d’initier celle-ci, d’en évaluer la qualité en fonction des capacités du patient, des siennes propres et de l’échange, d’identifier le véritable désir du patient ou de son entourage au regard de la situation et des possibilités, d’influencer ou de ne pas influencer en connaissance de cause. Le médecin détient ce pouvoir de fait (il l’aurait également dans le cas où la loi autoriserait une décision unilatérale du patient).

Le médecin : Nous sommes d’accord. Et nous voyons bien que nous sommes là en pleine pâte humaine, et qu’il est illusoire de penser qu’un outil nécessairement approximatif comme une loi ferait avancer ce qui doit demeurer dans la relation humaine.

VII. Les cas de désaccord entre le médecin et son patient

Le géomètre : En cas de désaccord entre le médecin et le patient (ou son entourage), par exemple parce que le médecin ne constate pas l’existence d’une souffrance irréductible, désaccord qui reste légitime tant qu’on ne peut contraindre un médecin à approuver, initier ou participer à un suicide, le patient reste libre de limiter ou arrêter tout traitement et en particulier son alimentation.

- Soit le patient est inconscient, et son entourage peut décider de l’arrêt de tout traitement et de son alimentation. La question de la responsabilité de la décision mise à part, il n’y a sans doute pas de souffrance supplémentaire infligée au patient.
- Soit le patient est pleinement conscient, et c’est à lui d’arrêter de s’alimenter.
- Soit le patient est dans un état de conscience altérée.

Le médecin : Je souscris entièrement.

Le géomètre : Les deux derniers cas posent problème. 1) La difficulté pour un patient de ne plus d’alimenter et de s’avancer seul vers un état de faiblesse. Bénéficie-t-il de traitements qui, s’ils n’ont pas pour effet secondaire d’abréger la vie, l’aident à persister dans son jeûne en masquant les douleurs provenant des organes progressivement défaillants ?

Le médecin : Oui, sans hésiter.

Le géomètre : Et 2) l’impossibilité de décision dans le cas d’un patient dans un état de conscience altérée ne lui permettant pas de s’arrêter de s’alimenter.

Le médecin : Je crois qu’il faut se ramener au cas du patient inconscient, mais je ne crois pas qu’on puisse conférer à l’avis de l’entourage une valeur identique à celle de l’avis du patient. Tout doit alors se passer dans une négociation avec le médecin, mais je crois que le moins dangereux sera de lui laisser le dernier mot. C’est à cause de cette difficulté que, quand on procède à une sédation, il faut toujours veiller à ce qu’elle soit, au moins potentiellement, réversible.

Le géomètre : Dans le cas d’un désaccord entre le médecin et son patient, c’est donc toujours au patient de choisir d’arrêter de s’alimenter. En écartant les cas d’incapacité juridique ou de divergence entre le patient et son entourage, le patient qui n’arriverait pas à mourir serait donc celui qui est conscient et qui ne manifeste pas sa volonté d’arrêter de s’alimenter. S’il est capable d’exprimer et d’exercer sa volonté, il n’est pas possible de décider pour lui malgré toutes les difficultés qu’il pourrait avoir à décider.

VIII. Quelles drogues disponibles ?

Le médecin : Il y a des drogues dont le seul but est de donner la mort. Le chlorure de potassium ou les curares n’ont aucun effet susceptible d’améliorer le confort d’un patient, ce ne sont ni des antalgiques ni des tranquillisants. Ils n’agissent qu’en abrégeant la vie (et ce sont les produits que j’utiliserais si je ne pouvais disposer des traitements nécessaires). La règle du double effet interdit de les employer.

Et il y a les drogues qui ont pour effet de calmer la souffrance. La question qui se pose est alors de savoir si on assume les risques liés à leur emploi. Avec une terrible zone grise. C’est le cas par exemple du "cocktail lytique" : ce que lyse le cocktail lytique, ce n’est pas le patient, c’est l’ensemble du système neurovégétatif impliqué dans les phénomènes associés à la douleur, à telle enseigne que Laborit l’utilisa en premier pour permettre le sauvetage des blessés sur le front d’Indochine et qui mouraient non de leur blessure mais du stress qu’elle induisait. Le cocktail lytique n’est pas un produit euthanasiant, c’est au contraire un traitement de sauvetage. Enfin, ça dépend de la dose, et quand on prend soin de l’utiliser n’importe comment, cela devient un excellent moyen de se débarrasser de son semblable. Ici aussi, la seule question qui se pose est celle de l’honnêteté intellectuelle du professionnel.

Il y a en réalité de multiples possibilités de sédation. La drogue la plus employée est le midazolam, et ce pour des raisons éthiques. Comme tous les tranquillisants de la famille du Valium, le midazolam a quatre effets essentiels :
- C’est un anticonvulsivant, mais ce n’est pas très utile dans notre discussion, et d’ailleurs il n’est pas excellent.
- C’est un anxiolytique, pas forcément le meilleur.
- C’est un hypnotique, mais là aussi pas forcément le meilleur.
- Enfin c’est un excellent amnésiant ; or la mémoire est un élément indispensable à l’émergence de la souffrance.

L’immense intérêt du midazolam est l’incroyable rapidité de son action et surtout son incroyable réversibilité. Or l’une des conditions éthiques de la sédation est qu’on puisse revenir dessus en cas de besoin. Si pour de solides raisons, on pense que cette réversibilité n’est pas essentielle, et si on souhaite privilégier tel ou tel effet, alors on peut recourir à d’autres drogues ; ce pourra être par exemple un neuroleptique, souvent plus efficace sur les symptômes, mais dont l’effet pourra demander de nombreuses heures avant de s’estomper.

IX. Sédater, ou abréger la vie

Le médecin : Dans le cas général, le médecin n’a pas à prendre des décisions définitives : la sédation permet d’atteindre une phase sans douleur, réversible, mais que l’on peut prolonger ou intensifier sans ruptures douloureuses. Cela permet de traiter durablement (voire très longtemps) la souffrance sans abréger la vie, et également d’accompagner un patient en phase terminale en ajustant les doses aux effets de la maladie.

S’il est possible d’arriver à une phase sans douleur et si le problème se résume à la douleur, alors on ne voit pas qu’il soit utile d’aller plus loin. Ou alors c’est qu’on parle de suicide ; ou qu’il reste une souffrance pour laquelle il convient de se donner les moyens de la réduire.

La seule décision éthiquement difficile est celle de recourir à une sédation chez le patient qui n’a plus les moyens de l’envisager avec une sérénité suffisante pour qu’on puisse parler de consentement éclairé. C’est pourquoi la pierre de touche de ces sédations, même si elle est symbolique, est de veiller à ce qu’elles soient toujours réversibles, et non définitives.

Le géomètre : A quelles conditions un patient peut-il demander une sédation réversible ? Une sédation réversible sans réveil ? Une sédation réversible sans réveil accompagnant un arrêt de l’alimentation ?

Le médecin : A mon sens, et pour le dire très rapidement, il devrait y avoir une totale liberté pour cette demande qui ne regarde que le patient. Naturellement, il faudra tout de même négocier : si la demande m’était présentée par un sujet en pleine santé, je lui demanderais de me persuader. Par contre, en fin de vie, il me semble que cette possibilité doit être offerte beaucoup plus largement, par exemple, à un patient qui me dirait (j’ai eu le cas) : "Je ne souffre pas, mais ça ne m’intéresse plus".

Le géomètre : Le médecin peut-il s’abstenir de la participation lucide du patient à la décision d’une sédation permanente ?

Le médecin : Ce n’est pas toujours possible, et il arrive qu’on décide sans savoir ce qu’il en pense. Si vous voulez dire par là qu’il y a des degrés dans le niveau de conscience et des degrés parallèles dans le niveau de sédation, je pense que je suis d’accord. Mais je me suis toujours imposé d’informer le patient de ce qui était décidé.

Le géomètre : La sédation élimine donc la souffrance, et par là même, la condition permettant d’envisager un traitement pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie. Mais que dire de la souffrance qui serait engendrée par la sédation : un état ou des périodes d’éveil relatif laissant au patient suffisamment de lucidité pour souffrir de l’amnésie et de la perte de sa capacité à s’exprimer et à exprimer sa volonté ? La solution serait-elle alors la sédation réversible, mais sans réveil ?

Le médecin : Oui. Ce que vous évoquez là (les incertitudes de la sédation) pose effectivement problème. Il faut que les professionnels soient très compétents.

Le géomètre : Il faut donc prévoir les cas exceptionnels d’une souffrance irréductible et d’une décision définitive.

Le médecin : En assumant le risque létal, même quand il est certain. Mais ce cas est théorique. Je n’ai jamais rencontré de situations où la souffrance soit sans aucune autre solution que l’effet létal certain. Il peut toujours être évité. Ce que j’ai fait, c’est prendre des risques que je n’aurais pas pris en dehors d’une situation de fin de vie ; mais si le risque létal a pu être présent, il n’a jamais été majeur.

Il y a un monde entre essayer de donner la mort et essayer de ne pas la donner... lorsqu’il arrive qu’on se trouve, par exemple, face à un patient en situation d’asphyxie, on l’endort (rarement, d’ailleurs, car on n’en a tout simplement pas le temps), mais il devient alors futile de se demander de quoi il sera mort.

La différence avec l’euthanasie est majeure. Mais supposons que je sois confronté à un patient en fin de vie en proie à des souffrances dramatiques, et pour qui les conditions sanitaires locales feraient que je n’ai pas accès aux traitements nécessaires pour le mettre en paix ; il y aurait alors indication à une euthanasie.

Le géomètre : Une euthanasie ? Considéreriez-vous l’effet létal comme ultime traitement de la souffrance, ou bien comme le seul effet recherché ?

Le médecin : Je n’hésite pas à dire que si je me trouvais face à un patient en proie à des souffrances insupportables et qui me demande d’y mettre fin, et si alors je n’avais d’autre moyen de mettre fin à ces souffrances que de tuer le malade, alors je le tuerais. Si quelque chose était comique dans cette histoire, ce serait cela : L’ADMD rabâche que 90% des français sont pour l’euthanasie en cas de souffrances insupportables. Non seulement je me demande qui sont les 10% qui, dans ces conditions, seraient contre, mais j’affirme que moi aussi je suis pour. Simplement ces situations n’existent plus, ou pour mieux dire n’ont plus lieu d’exister. L’euthanasie est un archaïsme.

Le géomètre : D’accord. Mais c’est l’emploi du terme euthanasie que j’essaie de délimiter.

En cas de douleur traitable : il y a la sédation.

Le médecin : Pas exactement : si la douleur est traitable, on la traite. Si elle ne l’est pas, alors on doit envisager de donner au patient les moyens de ne pas savoir qu’il a mal, ce qui supprime la souffrance causée par la douleur.

Le géomètre : En cas de souffrance irréductible : la loi et la règle du double effet permettent un traitement pouvant avoir pour effet d’abréger la vie. On ne parle bien sûr pas d’euthanasie.

Mais en cas de souffrance irréductible et de seule disponibilité d’un produit exclusivement létal, y a-t-il lieu de parler d’euthanasie ?

Le médecin : Oui, il faut parler d’euthanasie.

Le géomètre : Comment définissons-nous la situation de sauvetage ? Une situation où tout est permis du fait de l’absence de moyens, ce qui rendrait la loi et la règle du double effet applicables pour n’importe quel produit ? Ou bien une situation qui sort du cadre légal et qui dépend d’une jurisprudence bienveillante ?

Le médecin : Cela ne rendrait applicable ni la loi ni la règle du double effet. Il s’agirait effectivement d’une situation qui sort du cadre légal,
et qui justifierait des poursuites judiciaires ; on espère simplement que, au coup par coup, les juges feraient preuve de compréhension. C’est très boiteux, mais toute autre solution créerait des difficultés encore pires.

Le géomètre : Revenons au cadre légal. Qu’est-ce qui peut justifier le désaccord du médecin quant à l’administration d’un traitement pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie dans la phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable ? L’appréciation d’une souffrance irréductible ? D’autres critères qui lui seraient personnels ?

Le médecin : Comme dans toutes ces situations, il faut faire un compromis entre le droit du patient à décider souverainement et le devoir du médecin de lire entre les lignes. Personnellement, je crois que le droit du patient doit bénéficier d’un poids supérieur.

Le géomètre : La sédation durable pose la question de la prise en charge en soins palliatifs ou à domicile. Dans le cas où cette prise en charge est défaillante, n’en revient-on pas à la situation d’une souffrance irréductible ?

Le médecin : Sans hésitation, oui. Mais cela ne fera que militer davantage pour que cessent ces situations scandaleuses.

Le géomètre : Que se passe-t-il dans le cas d’une souffrance irréductible hors phase avancée ou terminale ? Le médecin peut-il considérer qu’une souffrance irréductible peut suffire à caractériser le caractère avancé et à activer la loi ?

Le médecin : Sans hésitation, oui.

Le géomètre : Il a évidemment la charge de la preuve du caractère irréductible de la souffrance ?

Le médecin : Oui, si tant est qu’une telle preuve soit possible. Mais je me contenterais de son intime conviction.

Le géomètre : Peut-on trouver un médecin qui constate son impuissance à soulager la souffrance et qui refuse d’aller plus loin ?

Le médecin : C’est ce que font la plupart d’entre eux. Et c’est inacceptable. A la limite, je comprends mieux un médecin qui pratique une euthanasie parce qu’il ne sait plus quoi faire. Le seul problème qu’il pose est qu’il faut le former.

X. Faut-il un texte de loi ?

Le géomètre : La compréhension du problème et de ses solutions passe par le besoin d’en examiner les nombreuses facettes afin que chacun puisse explorer la question de façon personnelle et intime, et être rassuré sur la possibilité de pouvoir, personnellement et intimement, faire avec. La loi, complétée par sa documentation et un travail d’information, fournit un cadre concret.

La loi explicite aussi le cas particulier où la souffrance est irréductible.

Le médecin : La sédation est l’arme absolue. Les problèmes qu’elle pose sont ceux de son indication : l’arme absolue ne saurait être une solution de facilité.

Le géomètre : En explicitant la règle du double effet dans le cas particulier où la souffrance est irréductible, la loi permet de distinguer la mission du médecin (soulager la souffrance irréductible, au besoin par un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie), en préservant la liberté d’appréciation du médecin, tout en caractérisant la faute (ignorer la souffrance), et enfin en se taisant sur le choix de chacun d’aller vers le suicide. Elle n’empiète pas sur la décision privée. Mais elle permet d’abréger la vie pour soulager la souffrance, et sans que cela relève d’une sanction pénale.

Le médecin : Attention, la loi ne crée pas un statut particulier pour l’euthanasie, l’acte d’abréger une vie est toujours condamnable. Ce qui ne l’est pas, c’est la prise de risque. L’application de la règle du double effet est clairement distincte de l’euthanasie : il s’agit de prendre un risque thérapeutique, éventuellement énorme. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une prise de risque à l’exclusion de toute utilisation délibérée d’un toxique dans le seul but, précisément, d’abréger la vie. Toute autre situation où l’on abrège la vie est condamnable.

Le géomètre : L’euthanasie reste un crime. En explicitant la situation où l’on donne la mort sans vouloir l’effet létal, on entérine la solution médicale, la règle du double effet ajustée à une situation exceptionnelle en fonction de critères personnels (du médecin et du patient).

Mais n’est-ce pas aussi montrer que la loi traite du problème de l’euthanasie et le résout par la seule réponse médicale, indiquant la limite au delà de laquelle on ne doit pas légiférer si l’on ne veut pas transformer la question de façon inutile, dangereuse et incompatible avec tout contexte médical.

Conclusion

Le géomètre : Je voulais comprendre le problème. Ce sont les situations qui sont complexes et difficiles. La solution est simple dans sa formulation. Qu’y a-t-il à améliorer ?
- La réduction du nombre de textes légaux et de leurs références croisées ?
- La diffusion des textes et de leurs explications ?
- La déshinibition des médecins face à une souffrance irréductible, à condition qu’ils se conforment au cadre légal ?
- Les solutions politiques et économiques pour les soins palliatifs et la prise en charge de la sédation ?